samedi 14 juillet 2012

Lorsque Paul Auvray voulait révolutionner l'enseignement de l'hébreu biblique


Paul Auvray, prêtre de l'Oratoire, est certainement l'un des meilleurs spécialistes d'hébreu biblique et exégète français du XXe siècle. Membre du comité de direction de la Bible de Jérusalem, traducteur d'Isaïe et d'Ezéchiel, il a aussi écrit une "Initiation à l'hébreu biblique" qui prenait la poussière sur l'une des étagères du fond de la bibliothèque de mon lycée et avec laquelle j'ai fait mes premiers pas d'hébreu.

"L'hébreu est une langue facile"... ainsi commence l'Initiation de Paul Auvray, éditée en 1954 et dans laquelle il écrit (en conclusion) : "L'étude notamment du néo-hébreu parlé en Israël, si elle ne lui [à l'étudiant] fournit pas un approfondissement sensible de sa science linguistique, lui procurera une certaine aisance dans le maniement du vocabulaire hébreu et de la syntaxe courante".

Plus récemment, j'ai lu un petit fascicule, de Paul Auvray également, intitulé simplement "L'hébreu biblique", édité en 1961 et dont l'avant-dernier chapitre est consacré, d'une façon un peu suprenante, à l'hébreu moderne. Après un résumé de l'histoire de la renaissance de l'hébreu par Ben Yehouda et une description des principales différences entre hébreu biblique et ce qu'il appelle le "néo-hébreu", Paul Auvray écrit deux paragraphes à mon avis très visionnaires et qui n'ont pas encore porté leur fruit.

Je ne résiste pas à l'envie de vous en recopier quelques phrases.

Dans le paragraphe "ne nous hâtons pas de condamner" (p. 73) :
"Il est certain que l'hébreu moderne a conservé intacts nombre d'éléments du patrimoine ancien. [...] cela est si vrai que l'on passe de l'hébreu moderne à l'hébreu biblique presque sans effort. A culture égale, l'Israélien moyen n'est pas plus dépaysé devant Isaïe ou le livre des Rois que son homologue Français en présence de Marot ou de Montaigne. Que l'on puisse ainsi enjamber vingt-huit siècles presque sans s'en apercevoir, c'est tout de même une réussite."

Dans le paragraphe : "une révolution dans l'enseignement ?" (p. 73) :

"Mais alors un grave cas de conscience se pose à nombre d'hébraïsants, notamment aux professeurs : dans ces conditions, pour initier des jeunes à l'hébreu ancien, pour leur apprendre à lire la Bible, la méthode la plus simple et la plus efficace ne serait-elle pas de leur enseigner l'hébreu moderne ?

Sans doute, l'idée est séduisante. Pour la plupart des gens, une langue vivante s'acquiert beaucoup plus aisément qu'une langue morte. Un voyage un peu prolongé en Israël, un séjour de quelques semaines dans un oulpan, et voilà acquis et assimilés les rudiments d'une langue réputée difficile. Sans doute, tout le monde ne peut pas se payer un voyage en Israël, mais pour les autres il y a les disques, la radio, la conversation et toutes les industries de la méthode directe. Un enfant, un jeune homme apprendront en se jouant des notions qu'ils assimileraient difficilement, à l'aide de livre à l'allure rébarbative. Ils acquerront en outre, dans l'utilisation de l'hébreu, une aisance à laquelle jamais ne parviendrait un hébraïsant formé par les méthodes traditionnelles.

Voilà la thèse. Il reste cependant que l'on a scrupule à enseigner des tournures et une syntaxe d'hébreu moderne, qu'il faudra désapprendre ensuite pour lire les livres anciens. Il reste encore et surtout que l'on hésite à charger de fragiles mémoires d'un lourd vocabulaire inutile. A quoi bon - à moins que l'on ne prépare un voyage en Israël - à quoi bon apprendre comment on dit "avion", "chemin de fer", "désintégration" ou "psychanalsye", puisqu'on ne rencontrera jamais ces mots dans la Bible ? Et n'y a-t-il pas même un danger à faire de hashmal l'électricité et de kissé une chaise ?

Bref, on reste perplexe. Mais il faut avouer que l'aventure ne manque pas d'attrait. Beaucoup, déjà, l'ont tentée et se sont déclarés satisfaits. Il paraît bien que le néo-hébreu gagne du terrain.

On dit que Caton octogénaire se mit à apprendre le grec. Peut-être de vieux professeurs, longtemps réfractaires aux nouvelles méthodes, finiront-ils par se metter à l'hébreu moderne."

Paul Auvray présente son idée novatrice sous forme d'une question "une révolution dans l'enseignement ?". Je suis persuadé qu'il est convaincu de la méthode et qu'il questionne avant tout un milieu catholique d'avant le Concile Vatican II ancré dans ses certitudes, encore très marqué par l'enseignement du mépris envers les Juifs et une vision très hostile du retour du peuple d'Israël sur sa terre.

Soixante ans après, la suggestion de Paul Auvray n'a pourtant pas perdu de sa fraîcheur et puisque, dans les milieux chrétiens, on enseigne toujours l'hébreu comme une langue morte.