samedi 22 février 2014

La loi du talion – dans la tradition juive et dans l'Evangile


Cet article est issu d'une publication du site disparu en 2012 « Un Echo d'Israël ». La première partie, écrite par Michel Remaud, fait brièvement état de la question de la loi du Talion dans la tradition rabbinique. Parmi les nombreux commentaires du forum associé à l'article, j'ai reproduit également une objection intéressante qui concerne la question historique de savoir si la loi du Talion fut réellement appliquée. La citation de R. de Vaux me paraît particulièrement intéressante dans l'articulation du débat. Enfin, la deuxième partie est de ma main et se propose de relire le passage de l'évangile dans lequel Jésus évoque la loi du Talion.


 

Première partie : La loi du Talion dans la tradition rabbinique

lundi 14 novembre 2005, par Michel Remaud

Un des malentendus chrétiens les plus tenaces au sujet du judaïsme est celui qui porte sur le sens de la loi du talion : « Œil pour œil, dent pour dent ». Peut-être parce que l’interprétation courante permet au chrétien d’entretenir un sentiment de supériorité par rapport au juif, qui pratiquerait la vengeance alors que le chrétien aurait le monopole du pardon. Il n’y a pas si longtemps, des journalistes parlaient systématiquement de « loi du talion » après chaque opération militaire israélienne consécutive à un attentat. Aujourd’hui encore, il est courant d’entendre parler de « représailles » en pareil contexte.

Revenons au verset biblique, qu’il est indispensable de situer dans son contexte pour le comprendre :

Lorsque deux hommes se battent, et qu’ils heurtent une femme enceinte, s’ils la font accoucher, sans autre accident, le coupable sera passible d’une amende que lui imposera le mari de la femme, et qu’il paiera selon la décision des juges. Mais s’il y a un accident, tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. Si un homme donne un coup dans l'œil de son serviteur ou de sa servante, et qu’il lui fasse perdre l’œil, il le mettra en liberté en compensation de son œil. Et s’il fait tomber une dent a son serviteur ou à sa servante, il le mettra en liberté en compensation de sa dent. Si un bœuf frappe de sa corne un homme ou une femme, et que la mort s’en suive, le bœuf sera lapidé, on n’en mangera pas la chair, mais le maître du bœuf sera quitte. Mais si le bœuf frappait de la corne depuis longtemps, et que son maître, en ayant été averti, ne l’ait pas surveillé, le bœuf sera lapidé, s’il tue un homme ou une femme, et son maître aussi sera mis à mort. Si on impose au maître un prix pour le rachat de sa vie, il paiera tout ce qui lui aura été imposé (Exode 21,22-30).

Tout le passage concerne donc des questions de délits et de peines, pour indiquer comment chaque délit doit être sanctionné. Selon les commentateurs modernes, cette législation biblique est en elle-même beaucoup moins sévère que les usages en vigueur à la même époque chez d’autres peuples.

Aussi haut que l’on remonte dans l’histoire de l’interprétation des mots « œil pour œil, dent pour dent » dans la tradition juive, on constate que cette formule n’a jamais été prise au sens littéral. Le plus ancien des commentaires rabbiniques sur ce texte, dans le midrash tannaïte sur l’Exode, explique et démontre que l’on doit comprendre : pour un œil, une amende proportionnée au préjudice causé par la perte d’un œil ; pour une dent, une amende proportionnée au préjudice causé par la perte d’une dent. Le commentaire le dit explicitement : « Œil pour œil : cela signifie une compensation en argent pour un œil. » La suite argumente à partir de la fin du passage cité ci-dessus : si un délit qui serait passible de la peine de mort peut être sanctionné par une amende, à plus forte raison s’il ne s’agit que d’une blessure. D’autres commentaires font remarquer que l’application littérale de ce verset pourrait se révéler impossible, ou conduire à des absurdités, voire à de graves injustices : que faire si celui qui a crevé l’œil d’autrui est lui-même aveugle ou borgne ? Dans le premier cas, l’application du verset biblique serait impossible ; dans le second, elle commanderait d’infliger au coupable un préjudice largement disproportionné par rapport à la faute !

Du reste, tout le passage biblique le montre sans ambiguïté : loin d’inciter à la vengeance, l’Écriture veut au contraire encadrer strictement dans des règles de droit la sanction des délits, « selon la décision des juges », précisément pour prévenir les excès des vengeances spontanées.

Une objection à l'article de Michel Remaud : 29 novembre 2005 20:59
Je suis désolé, il y a un avant et un après. Imaginons que les saoudiens décident un beau jour d’abandonner la loi selon laquelle il faille couper la main au voleur. Dans un siècle, vous trouverez toujours quelqu’un pour nier qu’une loi aussi barbare ait été appliquée en Arabie Saoudite. Vous faites à mon sens, ce genre d’anachronisme. Les Evangiles ne condamnent-ils pas la pratique effective de la lapidation ? Diriez-vous alors que nul n’a jamais été lapidé avant la destruction du Temple ? Et que la lapidation dont parlent les Evangiles est une lapidation symbolique. Je ne comprends pas cette manie qu’ont certains d’appréhender la passé de façon linéaire et anhistorique. Le judaïsme rabbinique a évolué. Il a aboli la loi du talion, la peine de mort à l’époque sanglante des gladiateurs. C’est tout à son honneur. Il s’est battu, comme les premiers chrétiens d’ailleurs, pour que d’anciennes lois barbares fussent abandonnées. Leur combat doit servir d’exemple pour les musulmans actuels, afin que eux aussi abandonnent des lois qui ressemblent étrangement à celles qui étaient en vigueur dans le judaïsme ancien, celui qui a précédé les réformes pharisiennes et chrétiennes.
Réponse 30 novembre 2005 08:41, par M. Remaud
Si vous lisez ce que j’ai écrit, vous constaterez que j’ai parlé, non de l’histoire de l’application de la peine avant les pharisiens, mais de l’histoire de l’interprétation du verset dans la tradition rabbinique.
Pour ce qui est de son application dans l’antiquité, je n’ai pas compétence pour vous répondre et ce n’est pas ici le lieu d’une étude scientifique exhaustive sur la question. Je citerai quand même un auteur un peu ancien, mais qui fait toujours autorité :
"La mutilation corporelle, conséquence de la loi du talion et assez fréquente dans le code de Hammurabi et les lois assyriennes, n’est retenue dans le droit israélite que dans le cas particulier de Dt 25,11-12, où c’est un talion symbolique." (Roland de Vaux, Les institutions de l’Ancien Testament, Paris, Cerf, 1982, vol. 2, pp. 245-246).
Pour le commentaire de Dt 25,11-12, l’auteur renvoie à la page 230 du même volume, que vous pourrez consulter, de même que les notes de la T.O.B. et les commentaires exégétiques sur ces différents passages.

Seconde partie : l’évangile et la loi du talion

11 janvier 2007 13:45, par Nicolas Baguelin

Je me permets de rebondir sur cet article qui me semble également un bon rappel aux chrétiens. Le débat s’amplifie, mais il est relativement clair déjà dans le texte de l’exode qu’il s’agit d’un compensation, puisqu’il s’agit de donner une vie à la place d’une vie, une dent à la place d’une dent, etc. Les choses sont encore plus claires dans le Talmud où il est question de payer : il s’agit d’une loi sur la responsabilité individuelle dans laquelle on oblige l’individu ayant causé un tord à autrui de réparer : c’est justice. Une justice qui prend la défense de la victime, du faible.
Maintenant, comment s’en sort-on avec l’évangile ? Parce qu’à une lecture rapide, l’évangile semble accréditer plutôt le préjugé chrétien qui perdure jusqu’à nos jours. On lit en effet dans l’évangile selon saint Matthieu au chapitre 5 : 38. « Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. 39. Eh bien ! moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant : au contraire, quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre ; 40. veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau ; 41. te requiert-il pour une course d’un mille, fais-en deux avec lui.
A première lecture et c’est souvent le commentaire que l’on entend dans les homélies, on comprend les choses ainsi : la loi du Talion dit "vengez-vous", mais l’évangile dit "ne vous vengez pas, au contraire, pardonnez, faites du bien".
Alors maintenant comment concilier cette interprétation traditionnelle avec ce qu’est réellement la loi du talion, expliquée par Michel Remaud ? Jésus aurait-il déformé le sens de la loi du talion pour la dénigrer ? Il semble impossible qu’à l’époque de Jésus, où déjà l’interprétation pharisienne existe, on ait pu distordre son sens.
Je me suis approché un peu plus du texte, et j’ai lu : "je vous dis de ne pas tenir tête au méchant" (BJ) ou encore "je vous dit de ne pas résister au méchant" (TOB), résister et tenir tête semblant être davantage accrédité par l’original grec. Quel malheur de découvrir dans la traduction liturgique "je vous dis de ne pas riposter au méchant" ! Or c’est justement là quel le bas blesse. En traduisant "riposter" (actif) au lieu de "résister" (passif), on se place dans la logique "loi du talion = vengeance", "loi du Christ = pardon", car riposter sous-entend vengeance.
Mais si le Christ a vraiment dit de ne pas résister au méchant, c’est tout à fait différente et compatible avec la loi du talion telle qu’elle est exprimée dans l’Exode et les rabbins. En effet, il faut se rappeler que Jésus n’est pas venu abolir la Torah, mais il demande justement que notre justice surpasse celle des scribes et des pharisiens. Autrement dit, si le méchant cause du tord à quelqu’un, il tombe sous l’obligation de la Torah de réparer sa faute et d’indemniser. Jésus propose donc en signe de pardon et d’amour envers le méchant de ne pas lui tenir tête, c’est à dire de ne pas lui intenter le procès qui le ferait payer - peut-être parfois toute sa vie - pour la compensation du dommage causé. Jésus n’abolit pas la justice qui est là, mais propose d’aller plus loin : un comportement qui va permettre au méchant de revenir de sa méchanceté, de lui laisser une chance, ou en tout cas de se poser des questions.

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