mercredi 8 février 2017

Mémento sur la typologie des mots en hébreu biblique

Le lecteur du Tanakh que je suis s'interroge. Le présent article n'est pas la vulgarisation d'une thèse minutieusement étudiée, argumentée et confirmée après plusieurs années. Il s'agit plutôt d'un point de départ, d'un mémento, de la mise par écrit d'une intuition émanant de ma fréquentation quotidienne du texte biblique, mais aussi de sa résonance dans la langue des écrits rabbiniques et la langue moderne, celle de mes contacts israéliens, des médias et de la culture contemporaine. Toutes ces strates de la langue se répondent l'une à l'autre et, immédiatement, se pose la question de leurs similitudes et de leurs différences, tant du point de vue syntaxique que morphologique, phonétique... Le fait d'être capable de penser en hébreu moderne, d'exprimer des idées complexes dans une langue scientifique et littéraire outillée pour tous les domaines de la vie permet de jeter sur le texte hébraïque du Tanakh un regard différent du livresque qui déchiffre et traduit davantage qu'il ne vit le texte qu'il lit. A contario, ressentir le texte et le connecter à d'autres éléments de sa propre pensée, lui donne une toute autre épaisseur : celle du vécu.
Voici donc quelques éléments - qu'il faudrait approfondir, préciser et développer - pour tenter de saisir l'hébreu biblique. J'ai écrit en titre "typologie des mots". J'aurais pu écrire "catégories" de mots, mais j'ai peur d'utiliser des termes trop grammaticaux. L'utilisation d'outils de la grammaire, au sens gréco-latin du mot, me semble être une première étape, essentiellement pédagogique et didactique, dans le processus d'apprentissage de l'hébreu. Mais rapidement, il paraît indispensable d'essayer de sortir du cadre.

1) Dans son abrégé de grammaire hébraïque, Spinoza propose une intuition fondamentale : en hébreu, tout mot à la valeur du nom. De ce fait, tout mot peut prendre les suffixes personnels de possession, qu'il soit un verbe, un adverbe. Ainsi מאוד est un adverbe qui signifie "très", mais peut devenir מאודך comme dans le texte du shema' et signifie "ton pouvoir", "ta possibilité", etc. Alors que les grammaires font une distinction entre le suffixe a de mouvement pour un nom (par exemple העירה vers la ville) et cette même particule ajoutée à un verbe (אשמרה que je garde) en l'appelant modes jussif et cohortatif, la considération de Spinoza de l'hébreu langue nominale fait désormais tomber cette distinction qui n'est qu'un artefact d'une vision gréco-latine de la grammaire.

2) L'obsession des grammaires à expliquer les phénomènes de changements morphologiques des mots (noms ségolés, verbes faibles etc.) empêche de regarder d'autres phénomènes linguistiques plus spécifiques à l'hébreu biblique. Ceci est d'autant plus étrange que les phénomènes  de mutations morphologiques complexes que l'on observe dans le texte massorétique ponctué ne sont pas à proprement parlé de l'hébreu biblique. Il faut se rappeler que le texte massorétique est une superposition de deux strates d'époques différentes : le texte consonantique lu dans les synagogues, probablement une recension ancienne recopiée fidèlement et comportant très peu de matres lectionis (en tous cas par comparaison avec les recensions de Qumran), sur lequel les massorètes ont ajouté la tradition orale de lecture du IXe siècle des communautés juives de Tibériade, qui apparaît sous la forme écrite du nikud et des teamim.
Certains chercheurs se sont penchés sur la prononciation de l'hébreu telle qu'on peut la déduire de la transcription en lettres grecques dans les Hexaples d'Origène, c'est-à-dire quatre ou cinq siècles avant l'époque des massorètes. On pourra lire avec intérêt l'article de Speiser et aussi celui de Sperber. On peut en déduire quelques phénomènes notoires : le shin représentait au départ le son "th" de l'anglais et c'est progressivement distingué en "s" ou en "sh" comme indiqué par le point diacritique des massorètes. Les prononciations spirantes begadkefat si chères à nos grammairiens sont également tardives en hébreu car on ne les retrouve pas dans les transcriptions de la LXX. Côté voyelles, les préférences des gutturales pour le son A apparaissent également comme des phénomènes tardifs sans doute liés à l'affaiblissement des prononciations des gutturales, mais cela demanderait confirmation.
La prononciation de l'hébreu massorétique correspond donc à une certaine époque et à un certain lieu qui n'est pas la prononciation d'Isaïe, de Qumran, mais d'une certaine façon plus proche de celle de l'hébreu moderne. Il faut la prendre comme un fait, mais non la canoniser comme la prononciation de l'hébreu biblique réel. Cela montre également combien il est illusoire de vouloir isoler l'hébreu biblique comme phénomène chimiquement pur et déconnecté des autres formes d'hébreu, car la tradition de prononciation et de lecture du Tanakh est indissociable de la langue du peuple qui la porte.

3) L'hébreu biblique possède un noyau de mots "primitifs" qui peuvent avoir des sens opposés, comme Freud le décrit. Ainsi la racine ברא au qal (bara) signifie créer ex nihilo tandis qu'à la forme piel, (bere) elle signifie couper, abattre, détruire, soit une idée opposée à celle de créer. Le verbe ברך (berakh) signifie la plupart du temps bénir, mais parfois son strict opposé : maudire (cf. Job).

4) La mauvaise compréhension de l'approche des "racines" est un travers très fréquent chez un grand nombre d'amateurs de l'hébreu biblique. Il s'agit au départ d'une explication de type grammatical empruntée par les grammairiens juifs médiévaux à la grammaire arabe. Elle ne doit pas être confondue avec l'étymologie des mots. Par exemple la racine ברך barakh possède deux sens distincts 1) fléchir le genou (berekh ברך) et 2) bénir / maudire, c'est à dire prononcer une ברכה berakha. Le premier sens viendrait de l'akkadien BRKM tandis que le second viendrait de BRK. Il en est de même pour זכר zakhar, "le mâle / masculin" et aussi la racine "se souvenir". Une même racine peut donc avoir une étymologie différente produisant des mots à significations différentes. Il ne faut pas confondre ce phénomène avec celui des sens opposés décrit dans le point précédent.

5) Un certain nombre de noms verbaux sont difficilement traduisibles par un équivalent français car leur précision porte sur un aspect que nos langues européennes n'ont pas l'habitude de mette en valeur. Par exemple le verbe ישב yashav, s'asseoir / habiter a donné comme nom verbal ישיבה yeshiva qui signifie "le fait d'être assis" / "la position assise" et va aussi bien désigner la maison d'étude, qu'une réunion où l'on est assis. Ce type de nom verbal qui décline directement le verbe selon un schème déterminé va parfois jusqu'à se substituer à la forme de l'infinitif construit, tel l'expression ליראה את שמך leyire'ah et shemékha "pour la crainte de ton Nom / pour craindre ton nom". On trouve ainsi un certain nombre de schèmes de noms verbaux qui produise une idée similaire. Par exemple le schème miXXaX indique généralement le nom du lieu où l'action se déroule : מכתב mikhtav = l'endroit où il est écrit = une lettre, une missive (un écrit), מגדל migdal = l'endroit de la grandeur = la tour, משמרת mishméret = l'endroit où l'on garde / veille = garde / veille, משענת mishénet = l'endroit où l'on s'appuie = qui désigne en hébreu biblique un bâton ou une canne et en hébreu moderne un dossier de chaise ou de fauteuil. Il faut noter que l'hébreu moderne a pu entériner des sens précis d'un nom d'action, comme pour mishénet. En tous cas, d'un point de vue de la logique cartésienne, on peut classer ces mots dans la catégorie des "mots flous". Il s'agit en réalité de mots qui invoque une idée précise mais difficilement traduisible par une seule notion dans nos langues européennes.

6) Il existe des mots dont le sens est tout à fait précis et qu'il semble illusoire de vouloir rattacher une quelconque théorie de racines. Par exemple, נשר nesher, aigle עיט ait, vautour חסידה hasida, cigogne. Bien sûr, on peut s'amuser à faire des jeux de mots, la littérature rabbinique ne s'en prive pas : la cigogne est "la fidèle". Cependant, d'un point de vue strictement linguistique, on ne saurait établir de lien avec une racine verbale et contrairement au phénomène décrit au point précédent sur les noms verbaux, la précision l'emporte sur l'aspect flou.

7) Comme toute langue, l'hébreu est issu de langues antérieures (sémitique commun ? akkadien ? etc.) et emprunte aux langues en contact successives pour à la fois transformer sa syntaxe, son système verbal et étendre ou modifier son vocabulaire. Le phénomène des emprunts commence très tôt : כוכב kokhav, étoile est réputé être un mot babylonien, פרעה par'oh, Pharaon est un mot égyptien qui signifie "grande maison". L'époque perse donne aussi son lot de termes, notamment liés à l'administration : דת dat, loi / religion, מדינה medina, cité-état (ou s'applique une loi) qui signifie "état" en hébreu d'aujourd'hui. L'araméen est une langue en contact avec l'hébreu pendant plusieurs siècles. La langue grecque fournit aussi un grand nombre de mots, פרצוף parzuf, du grec "prosopon", face ou encore סנהדרין sanhédrin du grec sunhedrion. Avec l'époque rabbinique naissante, le latin n'est pas en retrait non plus : פמליא pamalia du latin familia, "famille", מטרונה matrona, matrone. On observe dans l'hébreu rabbinique des phénomènes d'hébraïsation qui consiste à prendre un mot étranger pour en faire un verbe hébraïque. Par exemple קטרג katreg, accuser vient de קטגור katégor, en grec "l'accusateur" (dans un procès "l'accusation", en face de סנגור sanegor, le procurateur et פרקליט praklit, la défense).

8) Si l'on se replace dans le domaine de l'hébreu strictement biblique, il faudrait aussi pouvoir identifier les différents dialectes, peut-être du nord (Israël) et du sud (Juda) sans perdre de vue qu'un travail éditorial d'homogénéisation pourrait avoir été réalisé, totalement ou partiellement.

Voici donc exposées à gros traits quelques pistes non exhaustives qui pourraient servir de base pour une approche de l'hébreu biblique dans ses spécificités et dans son rapport aux développements ultérieurs de la langue et qui permettrait une compréhension beaucoup plus intimes du sens des mots.


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