jeudi 23 septembre 2010

Le sein d'Abraham

L'article "Sein d'Abraham" de wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Sein_d%27Abraham donne un certain nombre de sources intertestamentaires faisant référence à une possible théologie du sein d'Abraham comme séjour des morts, mais aucune de ces sources ne comporte pourtant pas l'expression "sein d'Abraham".

Ils affirment également que "Plus tard, les sources rabbiniques conserve aussi plusieurs traces de la notion d'un sein d'Abraham".
Les référence à l'appui sont très évasives : "Lightfoot, J. Horae Hebraicae et Talmudicae 1671" et "Ginzberg, Die Sagen der Juden trad. Legends of the Jews. 1909". De plus, il s'agit à l'évidence de sources de seconde main, voire qui ne citent pas leurs sources!

Essayons donc de les retrouver.

Tout d'abord l'expression חיק אברהם construite telle qu'en hébreu biblique et adoptée par Delitzch sur la base d'une comparaison entre le texte massorétique et la LXX de Lm 2,12 ne donne aucun résultat comme "expression clé" dans une recherche dans les textes rabbiniques. Il faut en effet employer la tournure mishnique "son sein qui est à Abrahm" חיקו של אברהם pour commencer à trouver des résultats. On trouve ainsi :
1) dans le midrash rabba sur les lamentations (Eikha rabba), édition Buber:

אמרה לו אמו בני אל ירך לבבך ואל תחת, אצל אחיך אתה הולך, ואתה ניתן בתוך חיקו של אברהם אבינו, ואמור לו משמי, אתה בנית מזבח אחד ולא הקרבת את בנך, אבל אני בניתי שבעה מזבחות והקרבתי את בני עליהם, ולא עוד אלא דידך ניסיון, ודידי עובדין, ...
(
איכה רבה (בובר) פרשה א)

Sa mère lui dit (à Isaac) : que ton coeur ne se disolve pas et ne défaille pas, tu vas vers tes frères (ton frère ?), et tu es donné à l'intérieur du sein d'Abraham notre père, et dis-lui en mon nom : tu as construit un autel unique et tu n'as pas sacrifié ton fils, mais moi, j'ai construit sept autels et j'y ai sacrifié mon fils, ainsi c'est pour toi une épreuve et pour moi une oeuvre.

2) dans le Talmud de Babylone (TB) Kidushin 72b

היום יושב בחיקו של אברהם היום נולד רב יהודה בבבל
Aujourd'hui, il est assis dans le sein d'Abraham, aujourd'hui est né R. Yehouda à Babylone.

Malheureusement, dans aucun de ces deux passage l'expression n'a le sens de "séjour des morts" ou de "limbe de Pères" comme il semble l'acquérir par la suite dans la tradition chrétienne, en référence à l'évangile du "riche et du pauvre Lazare" (Lc 16,19 et suivants). Dans le passage du TB, cette expression désigne les genoux du "parrain" qui tient l'enfant lors de la circoncision, en référence à Abraham qui fut le premier circoncis. C'est en tous l'explication que fournit Rashi. Dans le passage de Eikha Rabba, il s'agit simplement du giron d'Abraham dans lequel Isaac marche lorsqu'ils partent ensemble, père et fils, vers le lieu du sacrifice désigné par Dieu. C'est peut-être la raison pour laquelle, la Bible des Peuples, adopte dans sa traduction de Luc 16 la tournure "dans le manteau d'Abraham" au lieu du "dans le sein d'Abraham".

Ces deux textes sont plutôt tardifs. Eikha rabba contiendrait du matériau d'origine judéenne, comme son grand frère Bereshit rabba, tandis que le TB est comme son nom l'indique d'origine babylonienne. Ces différences d'origines expliquerait les sens différents d'une même expression. Quoiqu'il en soit, il est hasardeux d'affirmer que l'expression apparaissant dans Luc, qui désigne à l'évidence le séjour des morts, ait pu avoir une quelconque preexistence dans la tradition juive. Les occurences dans la tradition rabbinique de corroborent pas le sens de l'expression évangélique et ne s'accordent même pas entre elles. Tout au plus peut-on tenter de trouver dans l'ancien testament ou les écrits intertestamentaires du matériau théologique ayant pu servir à l'élaboration de l'expression "sein d'Abraham" comme désignant le séjour des morts.

Il resterait à sonder le targum et d'autres traditions (Qumran ?) pour tenter de trouver quelque appui du côté du judaïsme du Second Temple, mais il est probable aussi que cette expression émane d'une théologie purement chrétienne visant notamment à expliquer dans quel "endroit" de l'au-delà se trouvaient les justes morts avant la résurrection du Christ. Abraham, le premier juste par la foi selon la théologie paulinienne (Romains, Galates) représenterait l'archétype du saint pré-chrétien et de ce fait, accueillerait dans son sein tous les justes en attente de la résurrection finale inaugurée par le Christ.

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