mercredi 18 août 2010

Déterminer le début du mois par l'observation de la lune

C'est en train de devenir comme la traditionnelle "épreuve de philo" qui ouvre les festivités du baccalauréat : chaque année, les médias nous annoncent pompeusement le début du Ramadan. Mais ce que peu savent, c'est que la détermination du début du Ramadan fait l'objet non pas d'une "commission théologique" comme le prétend France-Info en utilisant une expression chrétienne, mais plutôt d'un débat juridique au sein du monde musulman. Il s'agit en effet d'interpréter correctement le Coran selon les diverses écoles juridiques islamiques. Je ne suis absolument pas expert en matière de droit islamique, c'est pourquoi je recopierai bêtement la synthèse proposée par wikipédia pour exposer le problème :

"Le calendrier musulman est un calendrier lunaire. C'est pourquoi, chaque mois commence lorsque le premier croissant de la nouvelle Lune est visible. Comme le calendrier musulman compte onze à douze jours de moins que le calendrier solaire et aucune intercalation, le ramadan se décale chaque année et passe progressivement d'une saison à l'autre.
La majorité des musulmans insiste sur l'observation locale du croissant de lune pour marquer le début du ramadan, mais d'autres insistent sur le calcul de la nouvelle Lune ou sur la déclaration saoudienne pour déterminer le début du mois. Puisque la nouvelle Lune n'est pas visible partout en même temps, les dates de début et de fin du mois dépendent de ce qui est visible dans chaque lieu. Par conséquent, les dates varient d'un pays à l'autre, mais généralement d'un jour seulement ; ceci est le résultat du cycle lunaire."

Ce débat interne aux musulmans n'est pas sans intérêt pour la compréhension de la tradition juive et donc chrétienne, car il n'est que la reprise d'un débat qui existait déjà dans le judaïsme ancien. Il nous permet d'observer en réel chez les musulmans ce que l'on peut lire dans certains textes et que nous n'avons pas conservé.



Détermination du début du mois dans le judaïsme ancien

Alors que le christianisme a hérité d'un calendrier purement solaire dans lequel les mois n'ont rien à voir avec la lune, le calendrier juif se situe pour sa part à mi-chemin entre le musulman et le chrétien : il est luno-solaire. C'est-à-dire que les mois sont de vrais mois lunaires, mais pour éviter que le début de l'année lunaire fasse le tour des saisons comme dans le calendrier musulman, il y a certaines années dites "embolismiques" (enceintes d'un mois) qui contiennent donc un mois supplémentaire (un deuxième mois d'Adar, situé approximativement en avril). Il n'en demeure pas moins que dans le judaïsme ancien, la fixation du début du mois (néoménie), qui est célébrée par des bénédictions particulières, était également réalisé par l'observation de la lune, puis enterriné par un tribunal, en hébreu beth din (il s'agit donc bien d'une décision juridique et non théologique).

Il existe plusieurs textes rabbiniques qui témoigne de l'existence de polémiques entre différentes tendances du judaïsme antique quant à la fixation du début du mois.

Mishna Rosh Ha-shanna 2,1
Si on ne le connaît pas (le témoin), on envoie avec lui un autre pour qu’il témoigne. Au commencement, on acceptait de recevoir le témoignage (de la reconnaissance du début du) mois de la part de tout homme. Mais depuis que les Minim (hérétiques) ont corrompu (les témoins), on a décrété que seuls les (témoins) connus seraient acceptés.

Tosefta Rosh Hashana 1,15
Au début, on acceptait le témoignage du mois (de la néoménie) de la part de tout homme. Une fois, les boéthusiens soudoyèrent deux témoins pour qu’ils aillent induire en erreur les Sages, car il n’y a pas de boéthusiens qui acceptent que la Pentecôte soit fixée un autre jour que le premier jour de la semaine.

Talmud de Babylone Rosh Ha-shanna 22b
Au début, on acceptait le témoignage du début du mois de la part de tout homme jusqu’à ce que les Minim ne corrompent. Nos maîtres ont enseigné : de quelle corruption des Minim s’agit-il ? Une fois, les boéthusiens ont cherché à induire les Sages en erreur. Ils soudoyèrent deux hommes avec 400 zouz (une somme d'argent). L’un était l’un d’entre nous, l’autre l’un d’entre eux.
Leur (témoin) fit un témoignage et sortit. Au nôtre, (les Sages du beth din) demandèrent : comment (dans quelles circonstances) as-tu vu la lune ? Il leur dit : je montais à Ma‘ale-Itsamim (Ma‘ale Adumim) et je vis qu’elle était couchée entre deux rochers. Sa tête ressemblait à un veau, ses oreilles à un chevreau, ses cornes à un cerf, et sa queue pendait entre ses jambes. Il me regarda, je tremblai et je tombai. Et voici 200 zouz enveloppées dans mon linge ! (pour obliger les Sages du beth din à accepter son témoignage)
Ils lui dirent : qu’est-ce qui t’oblige à (nous donner) cela ? Il leur dit : j’ai entendu dire que les boéthusiens cherchaient à induire les Sages en erreur. J’ai (donc) dit : j’irai (au beth din) et j’en informerai les Sages. J’ai dit : peut-être qu’un homme qui n’est pas honnête viendra et induira les Sages en erreur. Ils lui dirent : voici les 200 zouz qu’ils t’ont offerts en cadeau et celui qui t’a soudoyé sera pendu au poteau (en punition). A partir de cette heure, ils décidèrent qu’il n’y aurait (aucune fixation du nouveau mois) si ce n’est (à partir du témoignage) de personnes connues.


Je vous fait grâce des problèmes textuels (différence de manuscrits) pour aller à l'essentiel. Ces textes nous racontent que des témoins qui ont vu l'apparition de la nouvelle lune allait témoigner au tribunal rabbinique afin que ce dernier décide de fixer la néoménie, le début du mois. Ces textes, mis par écrit (ou parfois seulement "fixés oralement") à des époques très disparates (l'an 200 pour la Mishna, 300 pour la Tosefta et bien plus tard pour le Talmud de Babylone) décrivent certainement des débats qui ont eu lieu dans les décennies qui ont suivi la destruction du Temple de Jérusalem. A cette époque où le judaïsme a perdu son institution de référence qu'était le Temple, les divers courants s'affrontent. Les boéthusiens, vraisemblablement assimilables aux sadducéens, constituent l'un de ces courants. Il possède leur propre tradition orale et leur propre interprétation des textes, différente de celle des "Sages" (c'est ainsi que les rabbins se désignent) qui forment le judaïsme qui a perduré jusqu'à nos jours. Ces boéthusiens inspirent donc de faux témoins pour que le tribunal décide d'une fixation du début du mois qui permette le respect de l'interprétation boéthusienne, à savoir que le début du décompte de l'Omer (l'Omer est la gerbe de blé apportée chaque jour dans le Temple pendant les 50 jours de Pâques à Pentecôte) tombe le premier jour de la semaine (c'est à dire le dimanche).

Un autre texte nous rapporte le débat entre les boéthusiens et Rabban Yohanan ben Zakaï, le rabbin qui survécut à la destruction du Temple et sauva le judaïsme, au sujet de la date du début de décompte de l'Omer :

TB Menahot 65a :
A cause des boéthusiens qui disaient : la Pentecôte (débute) après le Shabbat. Rabbi Yoḥanan ben Zakaï se joignit à eux (à leur discussion) et leur dit : insensés ! D’où tenez-vous (cette interprétation) ? Et aucun d’entre eux ne lui répliqua quoi que ce soit hormis un ancien qui faisait du verbiage contre lui et disait : Moïse notre maître aime Israël et savait que la Pentecôte était le premier jour (dimanche). (Rabbi Yoḥanan ben Zakaï) se leva et le corrigea : "après le Shabbat" afin qu’Israël se réjouisse durant deux jours.


Le commentaire des Tossafot sur TB Rosh Ha-shanna 22b explique que les boéthusiens voulaient fixer le premier jour de la Pentecôte un dimanche car ils interprétaient littéralement et strictement l’expression ממחרת השבת, mi-moḥorat ha-shabat, « à partir du lendemain du Shabbat » dans le passage qui parle du début du décompte l’Omer (Lévitique 23,11 et 15). Les boéthusiens comprenaient cette expression comme signifiant « le dimanche ». Cela signifie que comme le sacrifice de la Pâque peut tomber n'importe quand en semaine, puisqu'il est toujours le 14 Nissan, les boéthusiens attendaient le dimanche suivant pour décompter l'Omer.

De leur côté, les Sages interpréte le mot "shabat" non comme le jour du shabbat réellement (le samedi), mais comme le jour de la fête de Pâque lui-même. "A partir du lendemain de shabbat" est donc le premier jour après le sacrifice de la Pâque et non le dimanche qui le suit.

Sur quoi les Sages ont-il basé cette exégèse qui ne semble a priori pas respecter la littéralité du texte du lévitique ? "Depuis le lendemain du shabbat, du jour où vous apporterez la gerbe pour être agitée de côté et d'autre, vous compterez sept semaines entières."

Dans son Introduction à la Mishna (page 5), Hanokh Albeck illustre comment la tradition orale rabbinique d'interprétation de la loi écrite (Pentateuque) transparaît dans les écrits bibliques du corpus des Prophètes en citant donnant une exégèse du verset du Lévitique. Il fait un un rapprochement midrashique avec le texte de Josué 5,11 "Ils mangèrent du blé du pays le lendemain de la Pâque, des pains sans levain et du grain rôti; ils en mangèrent ce même jour." : le début de la consommation de la nouvelle récolte est donc attesté ממחרת הפסח mi-moḥorat ha- pesaḥ « à partir du lendemain de la Pâque ». Le verset suivant explique même que "La manne cessa le lendemain de la Pâque, quand ils mangèrent du blé du pays".

Une solution à la contradiction entre Jean et les synoptiques sur la date de la Pâque ?

Il est de notoriété publique que le déroulement de la Passion suit une chronologie différente dans Jean et dans les synoptiques. Si les deux s'accordent sur le fait que Jésus soit mort un vendredi, les synoptiques placent le sacrifice de l'agneau pascal le jeudi 14 nissan et le dernier repas de Jésus est un seder, comportant la consommation de l'agneau avec les herbes amères ainsi que la récitation des psaumes (Hallel). Dans le quatrième évangile, la veille de la passion est aussi un jeudi, mais c'est le 13 nissan. Le dernier repas y est une repas "ordinaire" (pas un seder), au cours duquel l'institution de l'Eucharistie n'est pas rapportée. Le vendredi est le 14 nissan, jour du sacrifice de l'agneau pascal correspondant au sacrifice de la croix.

Cette contradiction a fait couler beaucoup d'encre depuis le deuxième siècle. Je ne ferais que mentionner la solution proposée par le chercheur Massey H. Shefferd qui s'appuie précisément sur les textes concernant la fixation de la nouvelle lune par l'observation et la polémique avec les boéthusiens. Il avance la thèse suivante : au premier siècle, en Israël la néoménie était fixée par l'observation et le décret du tribunal rabbinique, et en diaspora suivant un calendrier établi par des calculs astronomiques. Je n'ai pu pour l'instant trouver des sources affirmant une telle pratique. Ce qui est probable, c'est que le beth din (tribunal) dont il est question dans les sources rabbiniques sus-citées est un tribunal unique qui siégeait en Terre d'Israël. Il ne s'agirait pas d'autre chose que du Sanhédrin, grand conseil, ou assemblée des Sages qui fut avant la destruction du Temple à Jérusalem et après sa destruction à Yavné (non loin de Lod), puis après la Révolte de Bar Kokhba à Usha en Gallilée.

La thèse de Shefferd prend donc appui sur le fait que l'observation de la lune pour fixer le début du mois de nissan en judée a pu conduire à un jour de décalage avec le calcul astronomique sur lequel se basait la diaspora. Ainsi, cette année-là, lors qu'il était le 2 nissan du calendrier de la diaspora, il n'était que le 1er nissan pour la judée. Suivant le calendrier utilisé, judéen ou de diaspora, le vendredi de la mort de Jésus est le 14 ou le 15 nissan. L'évangile de Jean qui s'appuie sur un évangile judéo-chrétien issu des milieux judéens aurait donc adopté la chronologie judéenne, tandis que les évangiles synoptiques seraient basés sur un calendrier de diaspora.

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