jeudi 4 mars 2010

Les boeufs et les conjectures gratuites

Le guide de la Bible hébraïque "la critique textuelle dans la Biblia Hebraica Stuttgartensia" (T. Römer, J.D. Macchi) p. 38 nous explique "qu'il y a de nombreuses autres erreurs de scribes, comme la confusion des lettres, la mauvaise coupure des mots, l'inversion ou la transposition de lettres dans un mot, la mauvaise vocalisation."

Un exemple : Amos 6,12 "הירצון בסלע סוסים אם יחרוש בבקרים כי הפכתם לראש משפט ופרי צדקה ללענה" traduit par "est-ce que les chevaux galopent sur les rochers, est-ce qu'on laboure avec des boeufs ?".



Explication de Römer et Macchi : "בבקר ים l'éditeur propose, sans s'appuyer sur aucune tradition textuelle, la découpe du dernier mot afin de lire "est-ce qu'on labour la mer avec le boeuf ?". Sans cette modification, la deuxième partie du verset ne reprendrait pas l'ironie figurant dans la première. Cette altération textuelle et d'autant plus probable que les anciens manuscrits n'avaient pas d'espace entre les mots. De plus [et c'est là que ça devient intéressant, NDLR], aucun texte biblique n'atteste le pluriel ים pour le mot בקר bakar."

Mauvais pioche, 2 Chroniques 4,3 semble justement attester l'emploi de bakar בקר au pluriel בקרים. C'est en tous cas l'avis de Daat Miqra Amos p. 53. La traduction de ce verset par Louis Segond est la suivante : "Des figures de boeufs l'entouraient au-dessous de son bord, dix par coudée, faisant tout le tour de la mer; les boeufs, disposés sur deux rangs, étaient fondus avec elle en une seule pièce."

Il est bien évident que le singulier בקר bakar désigne un collectif "les boeufs", car pour désigner un boeuf individuel on utilise le mot שור. En araméen תורא qui donne au pluriel תוריא, ce qui est d'ailleurs le mot employé par le targum dans le verset d'Amos : "הֲיִרהֲטוּן בְכֵיפָא סוּסָוָון אִם יִתרְדֵי׳יהא רדי״3״׳ בְתוֹרַיָא אֲרֵי הֲפַכתוּן לְרֵיש חִוִין בִישִין דִינָא וּפֵירֵי זָכוּתָא לְגִידִין׃"

Alors pourquoi cet entêtement ? Les anciens n'auraient-ils pas vu cette prétendue incongruité de בקרים ? Et pourquoi le targum entérine-t-il cette soit-disant faute ?

Une solution toute simple. Loin d'être de l'ironie mordante, ce verset veut avant tout mettre en relief la tortuosité des pécheurs. La première partie du verset pose simplement la question : est-ce que les chevaux sont assez idiots pour galoper sur des rochers ? Non, bien qu'étant des animaux, ils galopent sur le plat (מישור à rapprocher de l'adjectif ישר droit), alors que les pécheurs, censés être plus intelligent que des animaux, n'hésitent pas à pratiquer des chemins tortueux.

Pour notre logique cartésienne, il semble qu'un élément manque à la seconde partie du verset. Cet élément est procuré par le découpage du mot בקרים par le conjecteur moderne, puisque la marque du pluriel ainsi dégagée de בקר le ים im devient yam, la mer. Pourtant, est-il vraiment nécessaire d'aller chercher un élément logique en faisant ce découpage ? Cela n'est pas du tout sûr. Il vaut mieux essayer de comprendre si le style biblique n'a pas précisémment une autre logique et creuser un petit peu.

Beaucoup de versets poétiques de la Bible hébraïque utilisent le parallélisme mais en s'abstenant de répéter un mot ou de lui trouver un parallèle dans le second "balancement" du verset. Le livre de Job est bourré d'exemples de ce type. Regardons le mécanisme :

* Job 3,20 : "למה יתן לעמל אור וחיים למרי נפש" pourquoi donne-t-il à celui qui peine la lumière, et la vie aux amers d'âme ? => pas de parallèle du verbe. C'est le verbe de la partie initiale qui tient lieu de "facteur" commun aux deux parties du verset. On pour appeler cela de la "distributivité", pour reprendre un terme mathématique.

* Plus intéressant : Job 5,15 car cette fois, la distributivité porte sur un nom, et de plus celui-ci apparaît à la fin de la deuxième partie "וישע מחרב מפיהם ומיד חזק אביון", littéralement "il sauve de l'épée, de leur bouche | et de la main, il fortifie le pauvre". Le pauvre אביון vaut ici à la fois pour les deux parties du verset puisque dans la première partie, il n'y a pas de complément d'objet associé au verbe. Segond traduit bien cette idée en introduisant le pauvre dès la première partie "Ainsi Dieu protège le faible contre leurs menaces, Et le sauve de la main des puissants".

Revenons à Amos 6,2. Il ne s'agit nullement de faire de l'ironie en faisant labourer des boeufs dans la mer, mais bien sur des rochers. Le terme בסלע dans les rochers s'applique en fait à la fois aux chevaux et aux boeufs, selon le processus de distributivité mis en évidence dans les versets de Job mais qui traverse toute la poésie biblique. Les boeufs non plus ne labourent pas sur des rochers, mais sur du plat, dans de la bonne terre. Peut-on suggérer que le pluriel marque ici le fait que les boeufs labourent souvent par paire. Ce pluriel embarrassant, mais attesté ailleurs dans le verset des Chroniques sus-cité, pourrait être une façon de distinguer cette paire de boeufs du troupeau de boeufs désigné couramment par le collectif בקר singulier.

Comme l'a montré Abba Bendavid dans son célèbre ouvrage לשון מקרא ולשון חכמים "la langue de la Bible et la langue des Sages" (hébreu biblique et hébreu mishnique), les deux dialectes, biblique et mishnique, se côtoient dans la Bible : le style biblique puisent dans les deux dialectes, même si le vocabulaire identifié comme mishnique est moins fréquent. Il sert notamment à fournir des synonymes pour créer le style poétique qui consiste à répéter dans la deuxième partie du verset la même idée que dans la première partie, mais avec des mots de sens équivalent ou voisin. On peut penser que בקרים est également une insertion d'un hébreu dialectal différent, apparenté à l'hébreu mishnique, d'un niveau de langue plus populaire. En effet, le cananéen atteste par exemple un pluriel אדמים pour le mot אדם adam, homme, qui n'a aucune occurence dans la Bible.

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