dimanche 20 juin 2010

Comment la traduction hébraïque de Samuel Ibn Tibbon du Guide des perplexes a contribué à transformer le judaïsme en une religion philosophique ?

Une lecture du livre de Carlos Fraenkel "de Maïmonide à Samuel Ibn Tibbon"מן הרמב"ם לשמואל אבן תיבון (Le livre de Carlos Fraenkel est disponible aux éditions de l'Unveristé Hébraïques, Magnes Press.)

Ibn Tibbon a eu un rôle de médiateur qui a consisté à transcrire le Moré Ha-Nevukhim (מורה הנבוכים traduit souvent par l'expression "Guide des Egarés", mais que l'on peut plutôt traduire par "Guide des Perplexes") de Maïmonide, depuis la langue et la culture judéo-arabe dans lesquelles il a été écrit vers la pensée occidentale hébraïque et latine.

Maïmonide développe deux types de philosophie : la Sagesse du corps, dont le Mishné Torah est le représentant, et la Sagesse de l’âme, contenue essentiellement dans le Moré. Cette dernière sagesse est présentée par Maïmonide comme ayant été transmise oralement depuis Moïse, mais ensuite, perdue après la clôture du Talmud. La lecture de Platon et d’Aristote, sages des nations, a permis de redécouvrir le sens caché et mystique de la Torah. Ibn Tibbon voit dans Maïmonide l’envoyé de Dieu qui doit révéler à nouveau la dimension philosophique du judaïsme perdue depuis Rav Ashi. Le Moré, le Guide des Perplexes, se présente donc comme un guide pour découvrir les éléments cachés de la Torah (מדריך לסתרי התורה).

Ibn Tibbon réalise d’abord une traduction du Moré, puis le complète avec ses commentaires pour finalement le transformer, le remplacer, le substituer. Ces autres écrits sont : une traduction de sources grecques (le livre météorologique d’Aristote), des articles sur la piété d’Averroès (Ibn Rushd), un commentaire de Qohélet un texte sur la parole de la Genèse « que s’assemblent les eaux » (מאמר יקוו המים). Ces deux derniers textes se présentent comme la continuation de l’œuvre du Moré.


Maïmonide, et après lui Ibn Tibbon, s’inspirent directement de la Falsafa (philosophie arabe) dont Al Farabi est le fondateur. La lecture des textes de la Révélation y est envisagée sous deux possibilités : lorsque la révélation passe par le prisme ou l’expression de l’imagination, il en résulte le prophétisme. En revanche, quand cette même révélation est envisagée sous l’angle de la raison, ce n’est plus du prophétisme, mais de la philosophie. La mise sous forme de paraboles accessibles aux non-lettrés et au peuple permet à ces derniers de prendre connaissance de la révélation dans sa forme « prophétique ». Cette différence d’interprétation ou d’angle de vue est théorisée par une nouvelle compréhension de l’une des règles traditionnelle de l’herméneutique biblique : la Torah a parlé le langage des hommes (התורה דברה בלשון בני אדם), c'est-à-dire l’imagination populaire.

On peut dire que Maïmonide accepte l’héritage d’Al Farabi, mais alors que ce dernier se voit comme le continuateur de Platon et d’Aristote, Maïmonide voit en Moïse l’archétype du philosophe qui donne directement la dimension divine de la Révélation, considérant les philosophes grecs comme détenteurs d’une sagesse uniquement humaine. Alors que l’idéal d’Al Farabi est de placer la philosophie au centre de la société  religieuse, Maïmonide chercher à légitimer la philosophie comment la remplaçante de la sagesse perdue des prophètes. De son côté, Ibn Tibbon donne un cadre au développement de la philosophie juive au sein de la philosophie occidentale. Ce cadre perdurera jusqu’à Spinoza.

Maïmonide est comparable à Philon d’Alexandrie dans ce qu’ils ont tous deux cherché à faire du judaïsme une religion philosophique. Philon commence à être connu des Sages palestiniens au IIIe siècle lorsqu’Origène déplace sa bibliothèque d’Alexandrie à Césarée. En effet, Philon est accepté dans le judaïsme hellénistique puis rapidement dans le christianisme.

Ibn Tibbon se situe au cœur d’une polémique concernant la réception des écrits de Maïmonide auprès des érudits de la ville de Lunel où il réside. Deux courants contraires se cristallisent : un courant conservateur refusant le judaïsme philosophique, et un courant l’acceptant. Ibn Tibbon se présente comme le fidèle disciple de Maïmonide et le propagateur de sa pensée, considérant son maître comme « sauveur » (גואל). En réalité, il se démarque de Maïmonide sur des points essentiels, tant religieux que philosophiques. Dans son commentaire et ses remarques sur le Moré, il signale ses désaccords, souvent en marge et non prévus pour la publication officielle de la traduction hébraïque. Dans les commentaires prévus pour la publication, il n’attaque jamais Maïmonide frontalement mais plutôt indirectement en remettant en cause la compréhension des versets bibliques ou des sources talmudiques qui viennent en appui de ses affirmations. Il propose donc une exégèse alternative basée sur des présupposés philosophiques différents de ceux de Maïmonide.

Dans un premier temps, nous pouvons donc dire qu’Ibn Tibbon est non seulement un médiateur enter deux cultures (judéo-arabe et occident hébraïque ), mais également un commentateur et un penseur indépendant. Ses notes et remarques sur le Moré en font de lui le premier commentateur. Ces notes :
- mettent en évidence son rapport nuancé au Moré, duquel il accepte le principe du judaïsme comme religion philosophique, mais non sans se distinguer sur certaines conclusions ;
- permettent la compréhension du processus de passage d'une pensée philosophique d'une culture à une autre ;
- ont servi de base aux commentateurs et traducteurs ultérieurs.

Ibn Tibbon se sert du Moré (Guide des Perplexes) comme la source herméneutique d'interprétation de la Bible et du Talmud pour faire du judaïsme une religion philosophique.

Les notes d'Ibn Tibbon sur le Moré sont utilisées par Moshé de Salerno. Le chercheur Steinschneider propose des explications au fait que les notes de Tibbon sont dispersées dans de nombreux manuscrits :
- ces notes pourraient avoir été développées progressivement suite à des questions reçues de la part des lecteurs du Moré ;
- il est possible que certaines notes, du fait de l'hétérogénéité des manuscrits, soient celles des disciples de Tibbon.


Plan de la thèse de Fraenkel
La thèse de Fraenkel suit le plan suivant :

I - Relation complexe d’Ibn Tibbon au Moré
- recensement des études sur Ibn Tibbon ;
- contexte culturel du judaïsme du sud de la France ;
- le judaïsme comme religion philosophique chez Maïmonide ;
- le rapport de Tibbon comme traducteur, commentateur et exégète du Moré ;
- le rapport de Tibbon à la pensée du Moré : complexité et tension. ;
II - publication d'une édition critique des notes de S. Ibn Tibbon sur le Moré.


Le Judaïsme provençal à l'époque de Tibbon.
Selon le témoignage de Benjamin de Tudèle, Lunel en 1160 est le grand centre des études juives de Provence. Il parle d'un certain "ben Tibbon". Cette époque est celle du renouveau du judaïsme dans tous les domaines religieux, littéraire, artistique et scientifique, philosophique, mathématique. La Provence bénéficie d'une remontée de la culture juive espagnole car le nord de l'Espagne et le sud de la France forment une zone culturelle unique. Le nord de l'Espagne ayant été reconquis par la Chrétienté et un Islam intolérant se développant dans le sude de l'Espagne, les juifs espagnols s'évadent soit vers le Maghreb, tel Maïmonide de Cordoue (d'abord vers le Maghreb puis vers l'Egypte), soit vers le sud de la France, tel Yehuda Ibn Tibbon de Grenade, père de Samuel Ibn Tibbon, qui s'installe à Lunel.


Le judaïsme comme religion philosophique chez Maïmonide
Selon Maïmonide, la ressemblance de l'homme avec Dieu s'accroît au cours de sa vie. En effet, il n'y a pas de différence substantielle entre l'intelligence divine et humaine. L'intelligence divine est une intelligente en action [être] alors que l'intelligence de l'homme découle de l'être vers l'action. L'homme naît sauvage et devient intelligent et l'intelligence est précisément le lien qui existe entre l'homme et Dieu. Ce sont les actions effectuées par l'homme qui fortifient ou affaiblissent cette intelligence en lui. Pour Maïmonide, ce sont les actions qui rapprochent ou éloignent l'homme de Dieu. A ce titre, la Torah comprend deux parties : la perfection de l'âme (שלמות הנפש) et la perfection du corps (שלמות הגוף). Elles correspondent à deux façons de communiquer la Sagesse : en clair et en paraboles (משל).
La perfection du corps consiste à prévenir la violence, cultiver la vertu, orienter vers la construction de la société et de l'état. La perfection de l'âme consiste à aimer Dieu et s'écarter de l'idolâtrie. Seule la "vie philosophique" et non la force de la Torah elle-même peut permettre d'atteindre la perfection de l'âme.

L'homme est "naturellement politique" (animal politique). L'homme n'est pas capable de satisfaire ses besoins s'il est seul : la vie en société est nécessaire. Ainsi, l'apprentissage de la Sagesse se fait d'abord par la Torah (perfection du corps) puis par la Raison (perfection de l'âme). La Torah ne dit pas clairement les vérités qui permettent de parvenir et d'accéder à la perfection de l'âme si ce n'est dans le seul commandement "tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur..." (Dt 6).

Selon Maïmonide, la différence entre Sage et Prophète n’est qu’un degré différent de Sagesse (différence entre désir et amour). Les rites sont des moyens pour parvenir à la Sagesse. Selon Maïmonide, la Torah a pour objectif de mener l'homme à la vie philosophique. Ainsi, l'homme ressemble de plus en plus à Dieu, en s'unissant à Lui dans l'amour et l'étreinte. Pour Maïmonide, la raison est l'adhésion (דיבוק) entre Dieu et l'homme qui est libre de renforcer ou de défaire cette adhésion, par la pratique des commandements et le respect de l'Alliance, ou par son abandon.

Le rôle des Patriarches et de Moïse est de jouer le rôle de Dieu (l'image de Dieu) dans la formation du peuple en tant qu'entité sociale et politique. Contrairement à Platon et à Aristote qui recherchent un idéal de structure politique, Maïmonide n'a qu'à éclairer et rendre applicable celui de la Torah. Pourquoi la Torah n'est-elle pas un exposé systématique et philosophique qui commence, comme Spinoza, par l'Etre et se termine par la morale ? Pour qu'elle soit accessible à tous ! La Torah est pédagogique et permet de mettre en œuvre les bases et pour ceux qui peuvent s'élever davantage (ceux qui en ont les facultés intellectuelles et spirituelles), la compréhension philosophique est donnée. Si la Torah était un traité philosophique, la masse du peuple ne la pratiquerait pas : elle serait réservée à une élite. Maïmonide prend la comparaison avec la nourriture : le vin est un aliment pour adulte qui fait mourir le nourrisson lequel ne se nourrit que de lait, nourriture provisoire. De même la Torah est pédagogique (provisoire ?) et mène vers une compréhension philosophique.

C'est la raison pour laquelle "la Torah parle le langage des hommes" (התורה דיברה כלשון בני אדם ג dans Yevamot 71a, Baba Metzia 31b). On pourrait traduire ce concept par celui d'imagerie populaire, d'imagination populaire.
Les anthropomorphismes de Dieu et les descriptions miraculeuses permettent au commun des mortels de se faire une description de Dieu afin qu’ils puissent se le représenter sans avoir acquis les concepts philosophiques. Seule l'élite peut comprendre les raisons philosophiques (grâce à la "perfection ultime de l'âme") de l'institution des lois sociales, politiques et morales qui sont présentées au commun des mortels sous forme de commandements imposés, car incapables de les choisir en toute liberté (c'est à dire en toute intelligence).


Puissance de la parole et puissance de l'exemple
Selon Maïmonide, la logique pédagogique et politique de la Torah explique que son contenu puisse se retrouver en contradiction avec les philosophes. Le prophète a un double langage : il parle aux masses et aux élites, à la fois par le Pshat (פשט) et le Tokh (תוך), respectivement sens littéral et sens intérieur. Maïmonide cite un verset des proverbes (25,11) où il est questions de pommes d'or enveloppées de coques en argent (תפוחי זהב במשכיות כסף). L'extérieur (les coques d'argent) est le sens littéral de la Torah lequel est en contradiction (apparente) avec la philosophie (les pommes d'or). Cela signifie que la transmission du sens caché et philosophique ne s'enseigne pas en public. Les Sages parlent de l'œuvre de la Création (maase bereshit מעשה בראשית) et de l'œuvre du Char (maase merkava מעשה מרכבה), en référentiel au Char d'Ezéchiel. Deux sagesses : celle de la Nature et celle de la Divinité.

Cette comparaison des pommes d’or et des coques d’argent est fondamentale pour comprendre comment Ibn Tibbon inscrit sa pensée en tant que continuateur de Maïmonide, mais ayant cependant son indépendance en tant que philosophe.

Maïmonide commande à Ibn Tibbon la lecture d'Al Farabi, Ibn Roushd (Averroès) et surtout de Platon et d'Aristote, ce dernier étant considéré comme le meilleur de tous. Dans le Moré, Maïmonide s'adresse aux Sages d'Israël qui ne connaissent pas la dimension philosophique secrète de la Torah et s'étonnent des allusions de la Torah à cette partie philosophique (d'où leur perplexité, embarras, נבוכה). Le but du Moré est de faire une exégèse des écrits prophétiques avec la clé de lecture philosophique.

Le commentateur exégète et philosophe réalise ainsi le chemin inverse de celui effectué par les prophètes : au lieu d'encoder les vérités philosophiques en paraboles et en exemples, il révèle le contenu philosophique du sens littéral des écrits prophétiques.


La formation de Samuel Ibn Tibbon et la réception du Moré en Provence

Tibbon apprend l'arabe, les littératures non juives et la philosophie (en plus de l'éducation juive traditionnelle). Il apprend probablement la philosophie à partir de la liste des livres recommandés par Maïmonide lui-même.

Des lettres de correspondances témoignent de la réception du Moré en Provence : ce sont des lettres des rabbins de Lunel adressées à Maïmonide qui ont été retrouvées dans la Guéniza du Caire. S. Ibn Tibbon questionne également Maïmonide au cours de son entreprise de traduction du Moré.

La traduction du Moré en hébreu se déroule en plusieurs temps. Les deux premières parties sont traduites avant 1200, la troisième après. Entre la traduction des parties 2 et 3, la correspondance est abondante. Tibbon écrit à Maïmonide en hébreu et lui pose deux types de questions :
- des précisions sur la source car il y a des erreurs de copies du manuscrit arabe,
- des explications sur des expressions particulières.

Tibbon demande à lui rendre visite en Egypte, ce que Maïmonide semble refuser. Selon Fraenkel, l’indication de refus de Maïmonide a été envoyée avant d'avoir reçu la requête de Tibbon. Maïmonide explique qu'il est occupé jour et nuit et qu'il ne peut recevoir Tibbon. Dans ses lettres, Tibbon envoie des exemples de sa traduction accomplie.

Le 30 novembre 1204, Tibbon termine la traduction du Moré à Arles. Tibbon avait certainement obtenu des manuscrits arabes du Moré par les Sages d'Alexandrie avant d'en demander une copie de la main de Maïmonide. Deux lettres de Tibbon concernant les deux premières parties du Moré ont reçu une réponse de Maïmonide le 30 septembre 1099.


Le glossaire

A la demande de ses lecteurs du Moré (les Sages de la communauté de Lunel), Ibn Tibbon commence par compléter sa traduction d'un glossaire qui comprend des explications sur des mots, et en particulier leur sens philosophique et scientifique. En effet, en philosophie, des mots usuels sont utilisés dans un sens philosophique précis.


Les gloses et les remarques du Moré

Il est difficile de faire la distinction entre les remarques ou les notes de Tibbon sur le Moré et les gloses explicatives insérées dans le corps du texte traduit. Dans ce dernier cas, la traduction littérale est en effet opaque ou ambivalente et des remarques explicatives considérées comme nécessaires à la compréhension du texte ont pu être insérées comme gloses par des copistes ultérieurs. En effet, suivant les manuscrits, un même contenu explicatif peut se trouver aussi bien en tant que commentaire de Tibbon qu'intégré au texte lui-même. La glose explicative se trouve ainsi souvent en redondance avec le passage traduit littéralement.

Selon Ravitzki, le Moré possède en soi deux niveaux de lecture : un langage religieux traditionnel et un langage métaphysique. Selon Pinès, il y a même trois strates de compréhension : en plus des deux premières mentionnées par Ravitzki, figure la critique de la philosophie et de la métaphysique.

On peut se demander quelle est la lecture que Tibbon fait du Moré. Selon Weide, Tibbon possède une pensée autonome qui ne craint pas de remettre en cause Maïmonide. Sarmonita défend l'idée d'une attitude critique de Tibbon envers le Rambam sans toutefois penser que ces oppositions soient fondamentalement contradictoires avec la pensée du Rambam. Il pense qu'il n'a jamais voulu autre chose que de clarifier et expliquer la pensée de Maïmonide.

L'œuvre de Tibbon montre qu'il fut d’abord disciple de Maïmonide, puis successeur et finalement remplaçant. En plus des notes, il rédige d’abord des textes complétant le Moré, en commençant par la Lettre sur la Providence אגרת ההשחגה puis le Glossaire פירוש המלים הזרות. Ensuite, il rédige des écrits philosophiques ou plutôt d'exégèse philosophique : d'abord le commentaire de Qohélet פירוש קהלת qui se veut compléter une omission du Moré, car Maïmonide n'a pas commenté Qohélet. Il réalise par la suite une mise à jour de ce commentaire dans un texte intitulé מאמר יקוו המים le texte sur "que s'assemblent les eaux".


La chaîne de la Tradition

Maïmonide décrit de manière philosophique la chaîne des maîtres et disciples depuis Moïse. Le processus suit les étapes suivantes :
1) l'intelligence du Sage s'unit à l'intelligence de Dieu, par la compréhension du contenu de cette intelligence divine;
2) le Sage transmet le contenu de cette sagesse à son disciple ;
3) le disciple se sert de la Sagesse pour parvenir lui-même à la compréhension et à l'union avec l'intelligence divine.

Avec cette perspective philosophique de la transmission, Tibbon considère que Maïmonide inaugure une époque de rédemption et de compréhension inédite du judaïsme depuis la clôture du Talmud. Bien que Tibbon n'ait pas appris de Maïmonide face à face, il considère l'étude de ses livres comme le moyen de la transmission de maître à disciple. Le Moré est le livre qui permet à Tibbon de devenir lui aussi Sage et Maître. Cette vision est confirmée par Maïmonide lui-même qui appelle Tibbon dans une de ses lettres "mon fils et mon disciple".

Selon Ravitzski et Fraenkel, Tibbon a conscience d'être un transpositeur de la pensée du Moré de l'arabe vers l'hébreu par l'intermédiaire de la compréhension intime du contenu et même de l'union  l'intelligence divine résultant de la lecture du Moré.


La réalité de la traduction versus la théorie de la traduction

Contrairement à l'enseignement explicite de Maïmonide selon lequel il faut traduire les idées et non les mots, Tibbon s'attache à imiter littéralement le texte arabe source, sur un plan linguistique. Il préfère traduire littéralement et proposer une correction en marge en attendant que Maïmonide lui donne, dans sa correspondance, l'autorisation d'adopter l'option moins littérale. Pour les cas où il n'a pas obtenu l'autorisation de Maïmonide (notamment après sa mort), il conserve la bonne traduction en remarque et conserve la littérale dans le corps du texte. Il s'avère que la source arabe est parfois obscure, d'où la prudence de proposer une traduction non littérale en note. Les copistes ultérieurs intégreront souvent les notes dans le corps du texte, parfois à la suite, parfois au milieu de la phrase. Ces ajouts et ces sauts, présents dans les éditions imprimées traditionnelles donnent le sentiement que Tibbon prend des libertés avec le texte, ce qui n'est pas la réalité telle qu'elle est fournie par les manuscrits originaux.

On constate une opposition entre l'intention de Tibbon de traduire les idées plutôt que les mots et ce qu'il met en œuvre réellement qui est bien une traduction littérale accompagnée de notes. A contrario, Al Harizi qui a également fait une traduction antérieure du Moré, met en pratique la théorie de la traduction des idées et se détache franchement de la littéralité.


Tibbon prolonge l'œuvre de Maïmonide

Le commentaire de Qohélet se présente comme voulant combler une lacune dans l'œuvre de Maïmonide puisqu'il n'a jamais commenté Qohélet. Le prolongement de l'œuvre se fait sur l'idée d'une lecture de la Torah qu'il faut déshabiller de sa coque culturelle pour en saisir le sens philosophique, les pommes d’or. Tibbon s'inscrit dans la transmission de la Sagese de mystères de la Torah de disciple à disciple. L'écrit "que s'assemble les eaux" (מאמר יקוו המיים = Maamar Yikavu Hamayim = MYH) est réellement l'œuvre qui transpose le contenu philosophique du Moré dans la culture juive occidentale de Provence.

Le Moré expose la polémique qui oppose la thèse de la création du monde présente contre la thèse de son renouvellement : en d'autres termes il oppose les vues d'Aristote (renouvellement) contre le récit de la Genèse (création). Tibbon fait remarquer à juste titre que le concept de renouvellement (חידוש) est absent de la Torah, alors que Maïmonide le réfute sans cet argument.

Tibbon montre son embarras devant les deux types de discours présent dans le Moré : la strate populaire, le "révélé" (נגלה) et ce qui est caché, ésotérique, philosophique (נסתר). Par exemple, au sujet de la Providence (השגחה), il montre son désaccord : selon lui, Maïmonide se contredit. Tibbon écrit donc la "lettre sur la Providence" (אגרת ההשגחה) dans laquel il montre son opposition au concept tel qu'il est abordé dans le Moré. Mais dans de nombreux autres endroits, la critique de Maïmonide, avec qui il partage la méthode et l'approche du judaïsme philosophique, est formulée de manière indirecte. Selon Fraenkel, il y a de bonnes raisons de penser que, dans la majorité des cas de critique indirecte, Tibbon n'aurait pas eu conscience de diverger de conclusions du Moré.


Problèmes philologiques dans la traduction de Tibbon
Tibbon choisit un même terme en hébreu (שכל) pour rendre deux termes originaux arabes (ד'הק et עקל), en grec διἁνοια, terme utilisée par LXX pour traduire לב et לבב (cœur). A l'inverse, le même terme arabe ד'הק est rendu par plusieurs mots en hébreu. Fraenkel montre qu'il existe une influence d'Ibn Rushd (Averroès) sur Tibbon en ce qui concerne plusieurs des concepts qu'il traduit. En effet, Tibbon lit Aristote à travers l'interprétation d'Averroès.


La critique indirecte du Moré par l'exégèse des sources

Pour ce qui est de l'opinion de Maïmonide sur la cosmologie (relation à la méthode astronomique de Ptolémée), il n'apparait pas clairement que Tibbon ait eu conscience de formuler une critique à son encontre. La critique indirecte de Tibbon envers de Maïmonide s'exprime à travers l'exégèse biblique. Voici à présent un exemple de ce mécanisme sur le sujet de la vie active et la vie contemplative.

Dans le Moré 3,54 Maïmonide parle des fins dernières de l'homme, mais ce sujet apparaît également à dans d'autres passages du Moré. Dans 1,30 Maïmonide commente le terme אכל manger dans son contexte biblique et talmudique. Alors que son sens littéral signifie "prendre de la nourriture", son sens figuré signifie "se nourrir d'un enseignement", "atteindre la compréhension". De même que la nourriture permet de maintenir le corps dans son existence physique, la compréhension de l'intelligence permet le maintien de la forme humaine. Maïmonide souligne également que non seulement la nourriture, mais également la boisson sont des termes qui peuvent être compris dans ce sens figuré d'enseignement. Dans cette optique, l'eau peut être comprise au sens figuré comme représentant la sagesse.

Dans Moré 45-46, Maïmonide commente le targum de Yonathan ben Uziel sur Isaïe 12,3 "vous puiserez l'eau dans la joie aux sources du salut" ושאבתם מים בששון ממעיני הישועה qui est rendu en araméen par "vous recevrez un enseignement nouveau dans la joie de la part des élus de la justice" ותקבלון אולפן חדת בחדוא מבחירי צדיקיא : il explique : l'eau représente la sagesse et que le mot "sources" (מעיני ma'yane) est semblable à מעיני me'ene "aux yeux de l'assemblée" (Nb 15,24) et donc que les chefs sont les sages et le targum parle des "élus de la justice" car la justice est le salut véritable.

Ibn Tibbon commente en disant que "notre maître" (Maïmonide) était assoupi et endormi lorsqu'il a écrit cette explication. Il faut prendre le mot "sources" littéralement sans lui appliquer le jeu de mot que permet la vocalisation qui permet le commentaire "aux yeux de l'assemblée". On doit considérer la littéralité du targum Yonathan ben Ouziel qui a appliqué à la traduction du verset complet l'allégorie de l'eau représentant la sagesse. Tibbon explique que c'est le terme "salut" dans l'expression "sources du salut" qui exige de comprendre source au sens figuré de sagesse. A l'appui, il cite Pr 10,11 : מקור חיים פי צדיק "la source de la vie, c'est la bouche du juste". Il n'y a pas de différence entre מקור חיים la source de la vie et מעיני הישועה les sources du salut.

Pour justifier cette prise de position contraire, Tibbon se sert d'un principe exprimé ailleurs par Maïmonide lui-même : פשוטו המשך דברי כל משל לפי ("la suite des mots de toute comparaison doit être réalisée littéralement") c'est-à-dire que lorsqu'on voit une allégorie dans un mot d'un verset, il faut lire le reste du verset en tenant compte de cette allégorie, et donc l’appliquer d’une manière ou d’une autre aux autres mots constituant le verset. Or, il se trouve que Maïmonide n'applique pas ce principe pour faire son exégèse du le verset d'Isaïe.

Ces différences exégétiques reflètent des options philosophiques différentes. Maïmonide définit le salut, c'est-à-dire le but de la vie humaine, comme étant la justice, autrement dit le fait qu'un ordre humain et juste soit établi sur terre. Alors que pour Tibbon, c'est la sagesse qui est l'objectif de la vie humaine. Action maïmonidienne s'appose ici à contemplation tibbonienne. Selon Aristote, le but ultime de l'existence est la contemplation (התבוננות), la vie morale n'étant que le moyen qui permet d'atteindre cette contemplation. Maïmonide ne retient pas cette assertion aristotélicienne, mais s'y oppose puisqu'il perçoit la vie morale comme une fin en soi, ou plutôt comme moyen d'atteindre l'ordre d'une société juste.

Cette différence d'approche se perçoit également dans le désaccord qui oppose Tibbon à Maïmonide sur l'interprétation du passage de Jérémie 9, 22-23.

"Ainsi parle l'Éternel: Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse, Que le fort ne se glorifie pas de sa force, Que le riche ne se glorifie pas de sa richesse. Mais que celui qui veut se glorifier se glorifie D'avoir de l'intelligence et de me connaître, De savoir que je suis l'Éternel, Qui exerce la bonté, le droit et la justice sur la terre; Car c'est à cela que je prends plaisir, dit l'Éternel" (traduction Segond)

Maïmonide commente ainsi : « d'avoir de l'intelligence et de me connaître », c'est la connaissance de Dieu qui est la véritable sagesse. « Qui exerce la bonté, le droit et la justice sur la terre » : c'est la providence de Dieu sur la terre telle qu'elle est, tel que celui qui est prévenant dans les cieux, tels qu'ils sont. « Car c'est à cela que je prends plaisir, dit l'Éternel » : cela veut dire que son intention est que sortent de vous la bonté, le droit et la justice sur la terre afin que nous soyons identifiés à eux et que nous marchions dans leur chemin.

Ainsi, pour Maïmonide, c'est la connaissance de Dieu qui mène à l'imiter dans son action. La vie morale engendre l'intelligence qui engendre la vie politique laquelle est le but de l'être humain puisqu'il s'agit d'établir un ordre politique semblable à l'ordre divin qui est dans les cieux. Maïmonide se positionne comme Al Farabi et plus tard Emmanuel Kant. Pinès suggère que c'est l'incapacité du commun des mortels à comprendre les fondamentaux de la métaphysique qui amène Maïmonide à considérer la vie contemplative comme secondaire par rapport à la vie morale. Cette vision s'oppose à celle d'Aristote et de Tibbon qui placent la contemplation comme but de la vie humaine. Alors que Maïmonide comprend כי באלה חפצתי « car c'est en ces choses-là que je prends plaisir », comme se rapportant à « la bonté, le droit et la justice sur la terre », Tibbon commente en disant que אלה « ces choses-là », ce rapportent à השכל וידוע אותי « D'avoir de l'intelligence et de me connaître ».


Conclusion

Nous avons vu comment Ibn Tibbon se présente comme le disciple de Maïmonide et comme son successeur, dont il prolonge l’œuvre par ses écrits et qu’il complète notamment par la mise en évidence de nouvelles « pommes d’or » sous des « coques d’argent », qui conviennent au contexte dans lequel il a œuvré : la réception par les communautés juives de Provence. En étudiant la façon dont Tibbon réalise sa critique, il se dégage qu’il modifie non seulement les coques d’argent mais aussi les pommes d’or, c'est-à-dire qu’il diverge des positions de Maïmonide non pas seulement sur la forme, mais bien sur le fond. Les divergences concernent bien des positions philosophiques importantes et n’ayant aucun rapport avec l’existence supposée de plusieurs niveaux de lectures du Moré (l’un littéral qui approche les vérités sous forme de paraboles et l’autre philosophique et mystique).

On peut donc dire que malgré l’adoption des techniques exégétiques de Maïmonide, Tibbon le philosophe n’est pas le disciple de Maïmonide. Il est plutôt le premier disciple de la falsafa (philosophie arabe) dans l’Europe chrétienne. Il a en réalité adopté les conclusions des philosophes arabes en les évaluant d’après des principes philosophiques et non en les recevant sans discernement de l’autorité du Moré. Il est raisonnable de supposer que la lettre que lui envoya Maïmonide lui servit de guide dans la découverte des philosophes arabes et qu’il est aussi à l’origine de leur traduction en hébreu. Sa controverse avec Maïmonide reflète en réalité l’influence d’Averroès sur sa propre vision philosophique, Maïmonide ayant lui-même recommandé la lecture d’Aristote via le commentaire d’Averroès.

Pourtant, l’intégration de la philosophie arabe à l’intérieur des communautés juives de l’Europe chrétienne requiert un cadre de pensée qui permette de justifier de la nécessité d’étudier la philosophie au sein d’un monde religieux, a priori non convaincu par cette approche. Ce rôle est rempli par la thèse de Maïmonide du judaïsme comme étant une religion philosophique, et pour la diffusion de laquelle Ibn Tibbon a déployé des efforts considérables. Concernant cette dimension précise de l’œuvre de Maïmonide, il est juste d’affirmer qu’Ibn Tibbon est réellement son continuateur, non seulement parce qu’il propagea très largement cette idée du judaïsme comme religion philosophique, mais parce qu’il fut le premier à l’utiliser comme base de sa propre œuvre philosophique.

La tension entre sa dépendance aux écrits de Maïmonide comme cadre de justification et son autonomie de penseur indépendant permettent d’expliquer pourquoi il fait le choix de la critique indirecte lorsqu’il n’est pas d’accord avec lui. Cette attitude permet de conserver Maïmonide comme le personnage héroïque qui permit de retrouver l’essence du judaïsme comme religion philosophique, à une époque où elle disparaissait. C’est sur ce socle que se fonde le cadre de pensée qui est censé justifier à la fois la nécessité d’étudier la philosophie en général et l’œuvre de Tibbon en particulier. La conception d’une sagesse immuable et la présentation de Maïmonide comme maillon dans la chaîne de transmission de cette sagesse de sage en sage, lui interdisent la possibilité-même d’une critique ouverte. L’attitude de la critique indirecte témoigne en fait de la tentative de Tibbon de respecter l’hypothèse du judaïsme comme religion philosophique, en faisant passer ses divergences avec Maïmonide comme « coques d’argent » ignorées par le Maître, mais rétablies comme « pommes d’or » par le disciple. De ce fait, ses positions philosophiques divergentes ne sont présentées que comme des corrections exégétiques des erreurs ponctuelles de Maïmonide.

1 commentaire:

  1. Bravo Nicolas, je comprends mieux pourquoi c'est si difficile de se mettre à la lecture de Carlos !
    Ton article donne envie de lire les auteurs. Mais que donnerait une traduction en Français de Tibbon ?

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