mercredi 5 janvier 2011

Un père de l'Eglise qui méconnaît la halakha tannaïtique du IIIe siècle ? Proposition d'un sujet de thèse

On me pose la question suivante qui pourrait faire l'objet d'un sujet de thèse, avis aux amateurs : "je suis sur un gros travail et je tombe sur ces lignes qui sont du IIIè siècle. et je me pose la question : est-il possible que du côté chrétien on soit dans une telle ignorance des interprétations évidentes des textes de ce genre ? y avait-il déjà à l'époque une halakha précise sur la distance permise à parcourir le jour du shabbat ? et avait-on déjà défini ce qu'est un fardeau ?  le principe du Erouv avait-il déjà été posé ? (domaine public et privé etc...)
y a-t-il quelques livres sur les datations des principes halakhiques que nous connaissons aujourd'hui dans le judaîsme contemporains mais qui n'existaient peut être pas encore au IIIè siècle. ? Bref, est-ce que sans faire une grosse recherche parce que mon sujet n'est pas directement là dessus, je peux dire que l'auteur est un ignorant crasse de la halakha de son temps..."



Et voici le fameux texte du IIIe siècle. Il s'agit du peri Archon. IV,3 d'Origène :

"A propos du sabbat dont on parle tant, si on réfléchit sur le précepte : Vous serez assis chacun dans sa maison; que personne ne quitte sa place le septième jour, il est impossible de l'observer selon la lettre, car aucun vivant ne peut rester assis toute la journée et demeurer sans mouvement après qu'il s'est assis. C'est pourquoi ceux qui appartiennent à la circoncision et tous ceux qui refusent de voir quelque chose de supérieur à la lettre n'ont jamais commencé à se poser des questions sur quelques points, comme en ce qui concerne le tragélaphe, le griffon et le vautour ; mais sur d'autres ils radotent, parlant beaucoup et inutilement, rapportant des traditions insipides, comme lorsqu'ils disent au sujet du sabbat que l'espace concédé à chacun pour ses déplacements est de deux mille coudées. D'autres, comme Dosithée le Samaritain, tout en blâmant de telles explications, pensent que l'on doit rester jusqu'au soir dans la position dans laquelle on a été surpris par le jour du sabbat. Mais il est impossible de ne pas lever de fardeau le jour du sabbat: c'est pourquoi les docteurs des Juifs en sont venus à des bavardages interminables, disant que tel genre de soulier est un fardeau mais non pas tel autre, que la sandale à clous est un fardeau et non celle qui n'en a pas, que ce qui est porté sur une épaule est un fardeau et non ce qui l'est sur les deux."

Voici donc ma réponse, en guise de remarque méthodologique : il est évident que comme la Mishna a été compilée en 200, il est possible d'affirmer que le contenu des traités Eruvin et Shabbat était connu du monde juif au IIIe siècle. On peut y rajouter sans doute un paquet de traditions des midrashim anciens (mekhilta, sifré, sifra), probablement les targumim (Onkelos est un rabbin du 3e siècle si je ne m'abuse). A mon avis, les grands principes du eruv sont déjà fixées. Il faudrait juste trouver quelques phrases de la mishna montrant que ces principes ont déjà été énoncés. Le problème n'est pas tellement à ce niveau. La véritable question est de savoir à quel point le judaïsme rabbinique pouvait-il constituer la norme juive à cette époque. S'il est évident qu'il se constitue comme une orthodoxie depuis Yavné, la question de savoir s'il est la conduite majoritaire dans le judaïsme n'est pas forcément évidente. Même s'il semble que des traditions comme celles des sadducéens aient disparues, il est vraisembable que les pratiques n'aient pas été homogènes. C'est en particulier ce que pense Daniel Boyarin qui pense que jusqu'au IVe siècle, juifs rabbanites et pagano-chrétiens de tendance paulinienne, qui vont donner chacun le judaïsme et le christianisme après le IVe siècle, ne sont en fait qu'un échantillon d'une palette plus large allant des ariens aux karaïtes en passant par les judéo-chrétiens au centre.
Origène s'en tient uniquement à la lecture littérale du commandement biblique et déclare que ce commandement est inapplicable. Il semble comprendre pourtant qu'il existe une tradition orale qu'il nomme "traditions insipides" et "bavardages interminables"... mais la connaît-il vraiment ?

Voilà un beau sujet de thèse sur des sujets concernant l'erouv (limites de déplacement des charges le jour du shabbat) dans les traités Eruv et Shabbat de la Mishna, voire des midrashim anciens (dits halakhiques). La Tosefta et les baraïtot des deux talmuds pourraient être regardées également, quoique de façon plus critiques car compilées à partir de l'an 300 et au-delà. Voilà un beau sujet de thèse sur du matériau tannaïtique, que l'on pourrait résumer ainsi : la connaissance des traditions rabbiniques tannaïtiques chez Origène et leurs utilisation dans son discours apologétique.

3 commentaires:

  1. La revue d'un livre sur le rapport d'Origène avec les rabbins de Césarée d'une part et le judaïsme de Philon d'autre part à lire ici

    RépondreSupprimer
  2. consulter la Mekhilta de R. Ismaël Exode section Bechala'h 5 qui interprète le verset : אל יצא איש ממקומו
    "que l'homme ne sorte de sa place" (Ex. 16, 30) comme relevant des 2 000 coudée autour de lui :

    שבו איש תחתיו, אלו ארבע אמות: אל יצא איש ממקומו, אלו אלפים אמה…

    (remarque donnée Hervé-Elie Bokobza)

    RépondreSupprimer
  3. La solution du côté d'Origène ne vient pas forcément de l'ignorance relative à telle ou telle pratique juive. N'oublions pas que la relation judéo-chrétienne était fortement polémique. Nous avons peut-être ici un texte polémique, sur le ton de l'ironie, de la moquerie, utilisant une rhétorique particulière qui n'est pas la notre. Origène et les Pères de l'Église ne faisaient d'exégèse historico-critique.

    Une dernière précision sur Origène et le Peri Archon : c'est la doctrine exposée dans ce livre qui lui a valu plusieurs siècles plus tard d'être rejeté comme hérétique par le cinquième concile oecuménique (553). Bien que ce qui lui était reproché n'est pas en rapport avec le shabbat, il n'est pas complètement "orthodoxe" de l'appeler Père de l'Église", surtout en prenant un texte de l'ouvrage qui lui a valu tant de problèmes posthumes. Aujourd'hui Origène est très étudié du point de vue de l'exégèse, ce qui est normal, car son exégèse n'a pas été condamnée : il s'agit de sa compréhension du Christ qui quittait la pensée sémite pour aller vers des catégories grecques.

    RépondreSupprimer