samedi 25 juin 2011

Jérémie 3-1 difficile compréhension de l'infinitif absolu en hébreu.

L'hébreu use d'une catégorie grammaticale qui lui est spécifique et qu'il est difficile de traduire dans une langue qui ne l'utilise pas. Je veux parler de ce qu'on appelle "l'infinitif absolu" dans שוב אלי shov elay (Jr 3,1 ; הלוא חנוף תחנף הארץ ההיא ואת זנית רעים רבים ושוב אלי נאם יהוה).

Il y a deux infinitifs en hébreu. L'un est dit infinitif absolu et l'autre infinitif construit. Le plus usité est le construit, seul usité de nos jours en hébreu moderne. L'infinitif construit est l'équivalent de notre infinitif français. Dans le cas du verbe "revenir", l'infinitif construit serait שוב shuv.

Ce qu'on appelle l'infinitif absolu est vraiment une autre catégorie grammaticale. Pourquoi l'a-t-on appelé infinitif dans nos langues ? Sans doute parce que cette catégorie ne se conjugue pas. Pourtant, en hébreu biblique l'infinitif absolu n'a pas focément les mêmes valeur que l'infinitif en français.


Ces principaux emplois :

1) il peut être utilisé en conjonction du même verbe mais sous une forme conjuguée pour marquer l'insistance de l'action. Exemple ראוה ראיתי ra'o ra'iti (Ex 3,7) rao = infinitif absolu de "voir", et raiti, "j'ai vu". Cela se traduirait par "j'ai vraiment vu".

2) il peut avoir valeur d'impératif (il est dans ce cas employé seul). Le meilleur exemple se trouve dans les commandements positifs des dix commandements : שמור את יום השבת shamor et yom hashabbat = garde le jour du shabbat (Dt 5,12). Le mot "garde" n'est pas en hébreu à l'impératif, mais à l'infinitif asbolu. En somme "garder le jour shabbat", comme quelque chose d'absolu, mais grammaticalement invariable.

3) il peut être employé après un verbe d'une autre racine:
a) soit comme un adverbe ou gérondif qui explicite l'action du premier verbe : ויעש כן הלוך ערום vayaas ken halokh arom, il fit ainsi "marchant" nu (Is 20,2)
b) coordonné à une forme verbale conjuguée dont il est l'équivalent. Sophie Kessler-Mesguich (L'hébreu biblique en 15 leçons p. 303) donne comme exemple Eccl 8,9 (Qohélet) את כל זה ראיתי ונתון את לבי et kol ze raiti venaton et libi, j'ai vu tout cela et j'ai donné mon coeur. L'infinitif absolu prend alors en quelque sorte la valeur du verbe qui précède. Il n'est pas loin de l'infinitif de narration français (ex : "et lui de renchérir : "blabla").

Voilà pour l'aspect purement grammatical, mais nous ne sommes pas beaucoup plus avancés, étant donné que l'on a en gros deux options :
- traduire par un impératif : reviens vers moi ! c'est un ordre, cas 2) exposé ci-dessus,
- comme le traduit la Septante (cas 3b exposé ci-dessus), "et tu reviendrais à moi !" sous-entendu, quel culot ? Ce serait dans une certain logique puisqu'il y a clairement une question posée הישוב אליה ha-yashuv eleha "est-ce qu'il reviendrait vers elle", avec le hé interrogatif. La traduction de Louis Segond est celle-ci :

Il dit: Lorsqu'un homme répudie sa femme, Qu'elle le quitte et devient la femme d'un autre, Cet homme retourne-t-il encore vers elle? Le pays même ne serait-il pas souillé? Et toi, tu t'es prostituée à de nombreux amants, Et tu reviendrais à moi! dit l'Éternel.

La traduction du rabbinat est dans la même logique :

Dis-leur: "S'il arrive qu'un homme répudie sa femme, et que celle-ci, après l'avoir quitté, devienne l'épouse d'un autre, se peut-il qu'il la reprenne de nouveau? Un tel pays n'en serait-il pas tout à fait déshonoré? Or, toi, tu t'es prostituée à de nombreux amants et tu reviendrais à moi! dit l'Eternel.

La Bible de Jérusalem dit "tu prétends revenir à moi !"

Le commentaire moderne Daat Miqra soutient que c'est un impératif et apporte à sa charge Rashi et un passage du Talmud Yoma 86b.
Rashi :
ושוב אלי - כמו עשות ולשוב אלי אני עוסק בך
"et revenir vers moi = comme faire et revenir vers moi, je m'occupe de toi"
Yoma 86b
אמר ר' יוחנן גדולה תשובה שדוחה את לא תעשה שבתורה שנאמר (ירמיהו ג) לאמר הן ישלח איש את אשתו והלכה מאתו והיתה לאיש אחר הישוב אליה עוד הלא חנוף תחנף הארץ ההיא ואת זנית רעים רבים ושוב אלי נאם ה'
Rabbi Yohanan a dit : la repentance est (une) grande (chose) car elle annule les commandements d'interdiction de la Torah, comme il est dit "Dis-leur: "S'il arrive qu'un homme répudie sa femme, et que celle-ci, après l'avoir quitté, devienne l'épouse d'un autre, se peut-il qu'il la reprenne de nouveau ? Un tel pays n'en serait-il pas tout à fait déshonoré ? Or, toi, tu t'es prostituée à de nombreux amants : reviens donc à moi ! dit l'Eternel."

J'ai adapté la traduction du rabbinat en traduisant par un impératif. En effet, Rabbi Yohanan veut souligner que Dieu ordonne de se repentir, de revenir vers lui (et il faut lire tous les enseignements rabbiniques qui précèdent pour voir qu'il s'agit d'une collection de versets qui font intervenir le verbe shuv, et le thème de la repentance, du retour, teshuva). Or, si l'on regarde le commandement de la Torah, en Deutéronome 24,4 il est clairement dit qu'un mari ne peut reprendre pour femme si celle-ci a été infidèle : "son premier mari, qui l'a répudiée, ne peut la reprendre une fois qu'elle s'est laissée souiller, car ce serait une abomination devant le Seigneur". C'est Adin Steinsaltz à la suite de Rashi qui rappelle ce commandement dans son commentaire de Yoma 86b. L'exégèse que Rabbi Yohanan met en avant, c'est justement que Dieu ordonne la repentance d'un peuple qui s'est rendu infidèle, et que contrairement à ce qu'ordonne la Torah à propos des relations entre homme et femme, Dieu peut à nouveau prendre comme époux Israël. On peut dire que l'exégèse de R. Yohanan interprète donc l'infinitif absolu comme un impératif, non pas adressé à une femme, mais à Israël, car ce passage de Jérémie doit tout entier être interprété comme une comparaison où le mari est Dieu et la femme infidèle est Israël.

Il est donc signalé que la repentance est ordonnée par Dieu, quelque soit les fautes qui ont pu être commises par Israël. En d'autres termes, l'Alliance n'est pas rompue à l'inverse des relations entre l'homme et la femme telles que les comprend le Deutéronome. C'est en ce sens que la repentance annule l'interdit de remariage avec la même femme infidèle, lorsque ces épousailles sont appliquées à Dieu et son peuple.

De son côté, il semble que le Targum Onkelos (traduction en araméen), autant que je puisse le comprendre, plaide aussi pour l'interprétation de l'impératif :
וְאַת טְעֵית וְאִתחַבַרת לְעַמְמִין סַגִיאִין וְתוּבִי מִכְעַן לְפֻלחָנִי אֲמַר יוי׃
Et toi, tu t'es trompée et tu t'es liée à de nombreux peuples et reviens, à partir de maintenant, à mon culte, a dit YHWH.

Abravanel n'adopte pas l'exégèse de R. Yohanan et Rashi, mais affirme qu'en utilisant la comparaison du mariage, le texte souligne l'impossibilité pour Israël de continuer à suivre en même temps les faux dieux et revenir vers Lui. Cette exclamation "tu reviendrais vers moi !?" ne serait donc pas une fermeture à la possibilité d'une repentance, mais une plutôt une manière solennelle d'en fixer l'exigence de totale incompatibilté avec l'idolâtrie.

Que conclure ? Pour ma part, je pense que la logique littérale du texte accepte plutôt la compréhension de cet infinitif absolu comme n'étant pas un impératif, mais une sorte de conditionnel, comme l'interprète la Septante, les traductions françaises et Abravanel. Mais la Torah a plusieurs visages et Rabbi Yohanan s'est engouffré dans cette possibilité d'emploi, bien connu, de l'infinitif absolu comme d'un impératif. J'ajouterai que cet emploi rappelle à la fois les dix commandements, donnant un caractère encore plus solennel que le simple impératif, et permet de rappeler qu'il faut lire la métaphore comme s'appliquant à Israël, car du point de vue grammatical, l'impératif simple "shuvi" aurait comporté un aspect féminin qui ne fait pas sortir de la métaphore.

[la suite de cet article est une discussion issue d'un forum entre un dénommé Flavius, en itatlique et moi]

Flavius : Bravo à Nicolas pour avoir réuni autant de témoignages, tous tirés de sources de première main, qu'il a su souspeser avec doigté. Il étale sous le même éclairage tous les arguments de chacun, de sorte que les points favorables se dégagent d'eux-mêmes avec logique. En aucun moment il prend parti en faisant converger sa démonstration et il a déjà avancé tous ses pions lorsqu'il arrive au bout de son raisonnement. À ce moment, nous sommes tous en mesure de trancher au même titre. Plutôt que de fixer toute l'attention sur le verbe à l'infinitif absolu dans la dernière proposition du verset, il va en amont de Jer 3,1 afin de s'appuyer sur ce qu'il a compris comme étant le principe dominant, soit le parallèle entre la femme indigne que le mari invite à revenir vers lui et le peuple d'Israël à qui le Seigneur pardonne ses péchés comme un amant fidèle. Le problème de traduction passe à un niveau supérieur en devenant une question d'interprétation d'une logique globalisante : la miséricorde de Dieu envers la terre d'Israël. Le chercheur nous a dès lors remis toutes les pièces du puzzle et nous pouvons nous substituer à lui pour choisir l'orientation de la traduction.

Pour ma part, je faisais fausse route en m'astreignant aveuglément au texte de la Septante. J'ai eu tort de lui accorder la même valeur qu'au texte original. Surtout pour ce livre de Jérémie. En effet, deux textes nous sont parvenus : le texte massorétique et celui de la LXX. Le premier en hébreu et le second en grec. Il est clair que le grec ne dérive pas de notre massorétique et qu'il traduit un tout autre original hébreu. D'abord, le document grec est sensiblement plus court (3 300 mots en moins), Ensuite, l'organisation du texte est tout autre. Comme il est inconcevable qu'un traducteur ait pu prendre une si grande liberté par rapport au texte de départ, l'exégète écartera tout naturellement le grec pour ne considérer que l'héritage hébreu. Nous savons que la langue hébraïque a depuis toujours préséance sur le grec. Depuis que le général Vespasien a accordé à Yohanan ben Zakkai au lendemain de la destruction du second Temple la permission de fonder à Jamnia une école de loi juive (les débuts du judaisme rabbinique) le canon de la Bible hébraïque a été défini au cours du premier synode. À noter que l'argument premier était de ne retenir que les livres rédigés en hébreu (+ les passages en araméen) ; les livres rédigés en langue grecque devenaient du même coup des apocryphes. Plus tard, ce même argument allait définir le canon des églises orthodoxes et réformées.


Nicolas : Quelques remarques

"Pour ma part, je faisais fausse route en m'astreignant aveuglément au texte de la Septante. J'ai eu tort de lui accorder la même valeur qu'au texte original. Surtout pour ce livre de Jérémie. En effet, deux textes nous sont parvenus : le texte massorétique et celui de la LXX. Le premier en hébreu et le second en grec. Il est clair que le grec ne dérive pas de notre massorétique et qu'il traduit un tout autre original hébreu."

=> Je n'ai pas le recul nécessaire sur l'ensemble du livre de Jérémie pour confirmer ou infirmer votre proposition, mais j'aurais tendance à voir les choses un peu différemment. L'exemple que nous avons traité montre au contraire que le texte massorétique représente un état du texte ou les possibilités sont encore ouvertes. L'infinitif absolu est quelque chose qui permet justement plusieurs exégèses possibles, là où la Septante et le Targum restreignent les possibilités en opérant chacun un choix exégétique. Cela ne signifie pas qu'au moment de la traduction de la LXX le texte hébreu était dans le même état que le texte massorétique qui nous a été transmis, mais ils étaient sans doute plus proches l'un de l'autre qu'on ce qu'on veut bien parfois nous faire croire. Notamment parce qu'avant l'intervention des naqdanim (vers le IXe siècle) pour fixer la vocalisation exacte, le texte hébreu est resté pour une grande part une tradition orale. C'est d'ailleurs cette tradition orale qui fait foi car il existe plusieurs manuscrits massorétiques considérés comme plus ou moins fiables, le codex d'Alep étant le moins fautif de tous, bien que partiel sur les 5 premiers livres du Pentateuque.

Pour ma part, je dirais plutôt que la Septante représente une tradition d'interprétation de la tradition originale qui est hébraïque. Les manuscrits massorétiques sont représentants de cette tradition originale hébraïque tandis que les manuscrits de la Septante le sont de la tradition hellénistique. Certains disent que la LXX est un targum grec... je crois que c'est une bonne façon de considérer son rapport à la Bible hébraïque.

"Comme il est inconcevable qu'un traducteur ait pu prendre une si grande liberté par rapport au texte de départ, l'exégète écartera tout naturellement le grec pour ne considérer que l'héritage hébreu."

=> Au contraire, la majorité des traductions ont plutôt l'air de suivre la Septante, y comrpis celle du rabbinat français qui n'est censé ignorer ni le Targum Onkelos ni Rashi. C'est donc sciemment qu'ils suivent la logique de la Septante. Pouvez-vous nous éclairer sur l'expression "καὶ ἀνέκαμπτες πρός με", s'agit-il d'un conditionnel ?

Quant à la lecture faite par le Targum et Rabbi Yohanan, elle est également très ancienne et valable. Elle se situe simplement à un autre niveau de compréhension. Alors que la LXX reste au niveau du Pshat (sens littéral), le Targum intègre tout de suite la comparaison avec le peuple. Il propose directement une lecture interprétée, une lecture de type Remez, allégorique. Cette lecture allégorique est directement induite par le texte lui-même et difficilement dissociable du sens littéral : c'est le texte de Jérémie lui-même qui propose la comparaison de la relation mari-femme comme paradigme des relations entre Dieu et son peuple.

Il serait intéressant de monter d'un cran dans la vision gloable du texte, par exemple en considérant dans leur ensemble plusieurs passages consécutifs du livre de Jérémie afin de comprendre ce qui distingue l'approche théologique de la LXX de celle du Targum et du Talmud (si tant est qu'il y ait convergence entre ces deux dernières, car il y a débat sur ce sujet : alors que certains comme Flusser voient dans le Targum une première couche de mise par écrit de la tradition rabbinique, d'autres soulignent la présence d'éléments étrangers de type apocalyptique dans cette littérature targumique. Le sujet est vaste, le Talmud étant lui-même rempli d'éléments apocalytpiques... encore faut-il le reconnaître).

Flavius :
"Pouvez-vous nous éclairer sur l'expression "καὶ ἀνέκαμπτες πρός με", s'agit-il d'un conditionnel ?"

=>Le mode du conditionnel n'existe pas en grec. Il y a, comme en latin, des façons de l'exprimer mais nous avons affaire ici à l'indicatif. Au temps passé. Le verbe dérive d'une racine signifiant «courber» précédée d'un préverbe (et préposition) avec l'idée de répétition ou de retour en arrière, comme dans ANABAPTISTE ou ANAPHOROQUE. À la deuxième personne du singulier. «Tu es revenue vers moi», qu'on peut rendre par un présent (résultat). À noter que le point-virgule en grec tien lieu du point d'interrogation. «Et tu reviens vers moi?!?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire