mardi 14 août 2012

Daniel Boyarin – la Partition du judaïsme et du christianisme (Borderlines).

Cette revue synthétise les principales thèses du livre de Daniel Boyarin.

I - Les débuts hérésiologiques du judaïsme et du christianisme

Boyarin revisite le phénomène de partition du judaïsme et du christianisme en tenant compte d’un certain nombre d’hypothèses communément admises qui lui permettent de remettre en cause l’idée traditionnelle d’une séparation des deux religions à l’époque de Yavné. En effet, il considère, à la suite de Neusner et de plusieurs autres critiques de la littérature rabbinique ancienne et à l’inverse de la plupart des chercheurs précédents, que les récits rabbiniques ne sont pas historiques, mais ne peuvent refléter qu’un état certain de l’histoire au moment de leur composition. Dans cette perspective, le phénomène appelé couramment « Concile de Yavné » devient une projection historique du IVe siècle sur le premier siècle.


Cela se vérifie particulièrement à propos de la bénédiction des Minim dont Boyarin réfute les thèses qui prétendent attester son apparition avant le IVe siècle. Les arguments peuvent être résumés ainsi :
-    La mention des Minim (et des Nozrim) dans la liturgie juive tardive (Genizah) ne reflète en rien la situation au premier siècle.
-    Justin dans son « Dialogue » mentionne que les juifs maudissent les chrétiens dans leur prière, ou « après leur prière », mais selon Boyarin, cette description ne suffit pas à prouver l’existence de la Birkat Ha-minim, car les auteurs reliant Justin à la Birkat Ha-minim le font sur la base d’une lecture littérale et naïve du Talmud de Babylone, lequel place la promulgation de cette bénédiction à Yavné au premier siècle.
-    A la suite de Herford, Boyarin fait remarquer que la littérature tannaïtique (Mishna) ne mentionne pas l’existence de cette Birkat Ha-minim.

Plutôt que de supposer une séparation précoce du christianisme et du judaïsme, Boyarin propose une transition très lente, qui passe d’un paysage pluriel issu des sectes de l’époque du second Temple décrit par Josèphe, à un mode de différenciation rabbinique et chrétien au sein de ce paysage. Lors de la période du second temple, il y a des tendances (sectes) qui sont toutes Israël : pharisiens, sadducéens, esséniens (Josèphe). La secte des esséniens, de Qumran, est un cas d’auto-exclusion que l’on peut qualifier de sectarisme, à l’inverse du concept d’hérésie qui est une exclusion non revendiquée par l’exclu. Lors du passage à la période tannaïtique, dans le discours des rabbis, seuls les rabbins sont Israël. Les sadducéens et les chrétiens servent à définir les juifs qui ne sont pas Israël.

L’orthodoxie rabbinique n’a pas cherché à imiter l’Eglise, mais les deux « frères » ont connu le même problème structurel : parvenir à définir qui était qui. Entre Justin (le Dialogue) et la Mishna, le terme « hérétique » change de sens : signifiant au départ « adepte d’un école de pensée » philosophique, il prend désormais le sens de « déviant dans la croyance ».

Pour Boyarin, les minim et la minut sont des concepts qui sont le produit de la rencontre entre le christianisme orthodoxe et le judaïsme rabbinique. C’est une catégorie de gens qui ressemblent à des juifs mais qui sont définis comme « autres » à cause de défauts dans leurs croyances. Minim et hérétiques ne sont d’ailleurs pas les seuls mots utilisés pour créer cette définition et cette différenciation. Les rabbins utilisent également le mot « épicurien » pour désigner les hérétiques. Les chrétiens utilisent de façon similaire le mot « juif » pour désigner un hérétique parmi les chrétiens.

L’identité rabbinique ne se crée pas seulement en réaction aux chrétiens, mais également par des innovations et des ruptures. Taxer d’hérésie consiste à se démarquer du conservatisme de la génération précédente en donnant à l’orthodoxie progressiste une valeur originelle, donnée depuis toujours. Les lois de puretés édictées par les rabbins donnent un bon exemple de fondation de l’identité rabbinique : les sadducéens et les samaritains se retrouvent exclus d’Israël en raison des ces lois. Le recours nécessaire à une constatation par un rabbin crée cette identité de « l’homme rabbinique » ainsi que l’autorité rabbinique qui en découle.

II – la succession apostolique dans la Mishna

Dans ce chapitre, Boyarin se penche sur la légitimation des deux orthodoxies naissantes, chrétienne et rabbinique, par la promotion de liste de succession apostolique des détenteurs du pouvoir. Le phénomène est bien connu dans le christianisme orthodoxe, mais Boyarin s’intéresse à ce phénomène dans le traité Avot. Contrairement à Le Boulluec qui affirme que la succession des rabbins précède et même influence l’idée de succession apostolique dans le christianisme, Boyarin préfère lire le traité de la Mishna comme un état de la situation à la fin du IIe siècle. Il mène une analyse littéraire du texte d’Avot montrant qu’il utilise deux concepts des écoles grecques de philosophie (hairesis) : la paradosis (transmission) et la diadoché (succession), dont les équivalents hébraïques sont מסר  msr et קיבל kybl. Selon Boyarin, la famille de Gamaliel a été insérée par le rédacteur final de la Mishna au sein d’une succession de l’école Yohanienne (issue de Yohanan ben Zakaï) de manière à légitimer le pouvoir de Rabbi Yehuda ha-Nassi et celui de l’institution rabbinique naissante. Boyarin voit le traité Avot comme le produit des luttes et des compatibilités des différentes hairesis (écoles de pensée) issues du judaïsme du Second Temple. Les scribes, qui introduisent la centralité de l’étude de la Torah, sont identifiés avec la lignée Yohanienne et notamment R. Akiba, tandis que les pharisiens, caractérisés par leur obéissance à la tradition, sont représentés par les gamaliélites. Ces deux écoles sont, en quelque sorte, doctrinalement compatibles et deviennent le rabbinisme. L’orthodoxie rabbinique fusionne donc les deux listes pour asseoir son hégémonie. Boyarin met en lumière le double « processus socioculturel » de transformation d’école philosophique en orthodoxie et des autres hairesis, sadducéens ou judéo-chrétiens, en véritables hérésies. Ce phénomène est la conséquence de la notion de possession exclusive de la vérité, garantie par une transmission privilégiée et singulière.

III – le logos et le bithéisme juif

Après la destruction de Jérusalem, on constate un parallèle discursif entre la fuite à Pella de l’Eglise chrétienne et de la fuite de R. Yohanan ben Zakaï à Yavné. La fuite à Pella symbolise la séparation du christianisme orthodoxe des judéo-chrétiens « hérétiques ».
Boyarin fait cette proposition : la théologie chrétienne a maintenu l’approche juive la plus conservatrice sur la doctrine de Dieu, celle du binitarisme, à l’inverse des Rabbis qui adoptent une position « progressiste », c'est-à-dire nouvelle, celle du modalisme.

Pour bien saisir ce phénomène, il nous faut remettre en cause une conception répandue qui présente des oppositions binaires entre judaïsme et hellénisme, ou judaïsme palestinien contre judaïsme hellénistique, et considérer que le judaïsme quel qu’il soit, est une « forme hellénistique de culture ».
Le logos n’apparaît comme une différence entre le judaïsme et le christianisme qu’à cause de l’activité qu’ont déployée les hérésiologues des deux côtés de la démarcation.
Deutero-theos (second Dieu), Logos, Memra, Sophia, Métatron, Yahoel : il s’agit de doctrines différentes, mais apparentées qui ont leur source essentiellement dans Genèse 1 et Proverbe 8, lus en combinaison. On trouve ces doctrines dans l’évangile de Jean, « l’évangile de la vérité », le traité tripartite, la triologie de la Parole (Clément d’Alexandrie), Justin, Philon et Origène.

Boyarin s’attarde à démonter l’interprétation classique du quatrième évangile selon laquelle le Logos est une introduction grecque étrangère à la pensée juive. Il propose de revenir à la pratique « interscripturaire » qu’est la forme d’homélie appelée « midrash » et qui consiste à interpréter et développer une péricope du Pentateuque en la confrontant à des textes de la littérature sapientielle ou des psaumes qui lui font écho. Le début du prologue de Jean est donc vu comme un midrash sur la Genèse interprété à l’aune de « l’intertexte » Proverbes 8. La Genèse fournit le sujet, le Logos, la Parole et les Proverbes les qualités du Logos. Selon Boyarin, les 5 premiers versets de Jean sont un midrash juif antérieur à l’évangile et non christologique. Entre les versets 5 et 14 du Prologue, le Logos est le Logos asarkos (sans chair) qui est déjà apparu à Abraham au chêne de Mambré et à Moïse sur le Sinaï.

L’auteur montre que les apparitions du Logos asarkos sont un sujet plus général chez Jean : les thèmes annoncés dans le prologue sont repris dans passages polémiques de l’évangile de Jean (8,39-40) et Genèse 15 à propos d’Abraham. Cette idée d’une visite du Logos asarkos existe dans la littérature intertestamentaire puisque 4 Esdras et 1Enoch présentent des perspectives théologiques d’échecs des visites du Logos ou de la Sagesse et d’infidélité des juifs à la Torah reçue. Le Logos qui n’est pas reçu est donc un thème pré-chrétien. De la même manière, la nouveauté du message chrétien ne réside pas dans le binitarisme, partagé également par des judaïsmes pré-chrétiens et des judaïsmes non chrétiens, mais bien dans l’identification de Jésus au Logos.

Le mot « commencement » est la connexion midrashique entre Gn1,1 Pr8,22 et Ps111,10. Le rabbinisme tardif (tel qu’on peut le lire dans Genèse Rabba) conserve l’herméneutique de cette connexion, mais juge hérétique la théologie du Logos qui en découle. Seuls les targums pararabbiniques, notamment le Targum Neophyti, la transcrivent.

La théologie du Logos n’est pas un produit spécifique du christianisme, mais un élément courant dans l’imagination religieuse juive, y compris juive-chrétienne, et ce au moins jusqu’au IIe siècle.

Philon et sa doctrine du Logos reflètent un état courant de la compréhension du Logos comme une hypostase dans le judaïsme alexandrin : ce logos philonien est une sorte de synthèse entre la Sagesse biblique, le logos stoïcien ou platonicien et la Parole divine hébraïque (davar). Les qualificatifs qu’il reçoit font de lui une personne divine.
Boyarin examine la littérature pararabbinique des targums. Ceux-ci ne sont pas rabbiniques dans leur ethos religieux et échappent au contrôle des rabbins. Le terme « pararabbinique » recouvre les pratiques des anciennes synagogues palestiniennes et babyloniennes qui sont parallèles mais non identiques au rabbinisme. Boyarin voit dans la Memra des targums, notamment le Neophyti, une hypostase comme le Logos. Bien que le Neophyti ne soit pas antérieur à Jean et ne constitue pas directement le contexte socioculturel de base du Prologue, il témoigne de la vivacité de la théologie du Logos en milieu juif non rabbinique. Les deux apologétiques juive et chrétienne se sont en quelque sorte mises d’accord pour avancer que le Logos comme hypostase est une invention chrétienne. Le culte du Logos incarné en Jésus ne signifie pas qu’il ne pouvait y avoir également un culte binitaire partagé par d’autres juifs.

Dans TB Sanhédrin 38b, un Min défend le culte de Métatron, son statut divin et son pouvoir de remettre les péchés. Selon Boyarin, le Min en question n’est pas un chrétien puisqu’il vénère Métatron (un ange qui joue le rôle de médiateur et qui a le rang de Dieu), mais il est simplement une preuve d’un binitarisme en milieu juif.
Dans la Mishna Megila 4,9 Boyarin interprète les « phrases interdites » énoncées par la Mishna comme se référant à des croyances au binitarisme : la croyance dans « les deux Puissances dans le Ciel ». Les rabbins interdisent l’interprétation de Lv 18,21 comme se référant à l’union entre israélites et païens, interprétation adoptée par le targum.
Boyarin revisite le livre de Segal « Two Powers » qui traite de la condamnation par les rabbins des « deux puissances dans le ciel ». Cette condamnation hérétique ne vise pas les chrétiens mais les juifs qui acceptent cette doctrine traditionnelle du Logos. Les rabbins créent ainsi leur identité rabbinique en rejetant les juifs qui professent la doctrine du Logos, en réponse au christianisme qui, de son côté, rejette la doctrine du monoarchianisme (anti-Logos). Le rabbinisme a comme volonté de transformer les minim juifs en « autres » non juifs. Par ce même effet, le rabbinisme crée la doctrine du modalisme.
Boyarin montre, par plusieurs exemples tirés des midrashim, que les rabbins mettent beaucoup d’énergie à réfuter la possibilité de voir le Logos dans un certain nombre de passages bibliques (sortie d’Egypte, don de la Torah au Sinaï, Daniel).
Il remarque par exemple que l’expression מי שאמר והיה העולם « Celui qui parla et le monde fut », est un nom de Dieu qui est forgé pour contrer l’idée-même d’un intermédiaire de la création comme le sont la Memra et le Logos de Gn 1 dans le targum et le quatrième évangile. Cette expression est notamment utilisée par le midrash pour commenter des passages bibliques où le targum (Neophyti) fait intervenir la Memra. Il s’agit donc d’une volonté claire d’éradiquer le binitarisme.

La littérature rabbinique montre aussi un certain nombre de récits dans lesquels des rabbins professant le binitarisme sont corrigés ou exclus.
Boyarin montre que même Rabbi Akiba (Hagiga 14a) professe au départ une doctrine binitaire du Logos, qui est ensuite recadrée par l’orthodoxie talmudique : il se range finalement à l’avis modaliste de R. Yossé le Galiléen. En effet, Boyarin interprète le fameux passage de Hagiga 14a-15b,avec les quatre rabbins qui ont voulu entrer dans le Pardès, comme un positionnement face au binitarisme juif.
Selon Boyarin, les quatre qui entre dans les Pardès sont hérétiques : ils croient tous en une seconde puissance dans le ciel. Seul Akiba se détourne de l’hérésie, Elisha ben Abouya persiste et devient l’autre (l’hérétique). Genèse Rabba 5 parle des deux autres des quatre rabbins : Ben Zoma qui mourut et Ben Azaï qui devint fou. Genèse Rabba les présentent comme expliquant que la voix de Dieu devint Métatron sur les eaux (יש מן הדרושות שהן דורשין בגין בן עזאי ובן זומה. קולו שלהקב'ה נעשה מטטרין על המים), ce qui confirme également leur binitarisme.

Le Talmud et le Midrash remplacent la création du Logos par « le monde a été créé par dix Paroles ». Mais il subsiste au sein de la littérature rabbinique un certain nombre de récits binitaires, réinterprétés et rendus compatibles avec le modalisme. Boyarin cite Azzan Yadin qui présente l’utilisation d’un midrash ancien faisant appel aux deux Puissances et qui a été inséré dans un contexte halakhique « acceptable » ou le mot reshut perd celui de « puissance » ou « autorité » et prend le sens de « domaine » de propriété. Cette insertion par le compilateur dépouille le sens binitaire original du midrash.

IV - Comment historiciser la religion rabbinique : la légende de Yavné des stammaïm, sur l’invention des rabbis au VIe siècle.

Pour bien comprendre ce qui suit, il faut savoir que Boyarin s’appuie sur les théories de Halivni concernant la genèse du TB : les stammaïm, compilateurs et auteurs anonymes du VIe siècle en Babylone seraient les véritables compilateurs du TB. Toute l’articulation et la dialectique du TB a été créée par eux, reprenant et remaniant des traditions antérieures. Cependant, la logique et l’intention finale du texte doit leur être attribuée.

Les deux formes textuelles finales du corpus patristique et du talmud de Babylone sont les moyens choisis pour préserver des deux côtés « l’orthodoxie consensuelle ». C’est dans ce cadre que le Bavli admet une certain pluralité d’opinions. Boyarin pense que le Yavné du TB est une icône de la yeshiva stammaïte qui a créé le TB. Le christianisme orthodoxe et le judaïsme rabbinique prennent deux orientations différentes en regard de leurs divisions internes, face au monde grec : les chrétiens diabolisent le sophiste et le dialecticien tandis que le judaïsme le divinise, faisant de Dieu lui-même l’une des parties en litige. Les querelles d’interprétation de textes, qui ne sont pas encouragées par Basile de Césarée, sont le caractère propre du Beth ha-Midrash, la Maison d’Etude, dans l’immédiate période post-amoraïque.

Boyarin examine la sentence « celles-ci et celles-là sont les paroles du Dieu vivant » apparaissant en Eruvin 13b et dans la Tosefta. Appuyé par l’analyse de différents chercheurs (Lim, Naeh), il montre que la strate stammaïtique pose le débat sans fin et ses contradictions comme un principe divin, à l’opposé d’une période de conflits et de controverses qui menaçaient l’unité (homonoia originelle).
De son côté, l’Eglise chrétienne abandonne les « vains débats et interrogations pour s’orienter vers une théologie mystique et apophatique d’une part (Pseudo-Denys), et vers la catéchèse qui développe la pratique chrétienne d’autre part (Grégoire de Naziance). Boyarin cite un texte du concile de Nicée où la « puissance de Dieu » s’impose à un philosophe hérétique : cette mise en scène est caractéristique du passage du débat théologique comme voie vers la vérité chrétienne à la récitation du Credo et de catéchismes dans le contexte d’une idéologie de « simplicité anti-intellectuelle ».

Ce texte s’oppose à la controverse sur le four d’Akhnaï à la suite de laquelle R. Eliézer est condamné pour avoir sollicité l’intervention directe de Dieu par la bat kol (Bava Metzia 59a) et n’avoir respecté ni l’autorité rabbinique du consensus ni la Loi orale transmise depuis Moïse. Dans le talmud, les dialecticiens l’emportent sur les miracles et sur la voix de Dieu. R. Eliézer représente les modes d’autorités qui devenaient dominants dans le christianisme. De son côté, le judaïsme rabbinique ne croit pas davantage dans la capacité de la dialectique à produire un consensus : il cherche à transférer l’autorité et le contrôle sur le discours, depuis le ciel vers la terre : l’autorité de la majorité des Rabbis.
La réintégration de R. Eliézer  symboliserait, selon Boyarin, l’histoire de l’appropriation par l’orthodoxie rabbinique d’une branche autrefois hétérodoxe du judaïsme pharisien. R. Eliézer, la citerne étanche qui ne perd pas une goutte, devient dans le talmud de Babylone, non plus le pharisien qui se fie à une tradition immuable et appelle les signes du ciel pour la défendre, mais un authentique interprète des textes. La Maison d’Etude intègre ainsi d’anciens mouvements hérétiques, dans la mesure où ils respectent les règles du jeu : le discours d’indétermination et l’opinion de la majorité.

Boyarin étudie Gittin 6b qui examine le passage biblique de la concubine de Gibéa (Jg 19). Dans ce texte, le prophète Elie rapporte que Dieu lui-même cite les interprétations des rabbins et ne tranche pas. On peut parler d’un discours d’indétermination.

Boyarin voit dans le récit de la destitution du patriarche Rabban Gamaliel (Berakhot 27b) le changement d’orientation rabbinique réalisé par les stammaïm : passer d’une approche hérésiologique à une inclusion et une indétermination, tant que la Maison du Midrash est reconnue comme institution.

On assiste donc à un éclatement du Logos comme Parole unique de Dieu au profit d’une polysémie de la Parole divine, reflet de l’indétermination de Dieu lui-même. La polysémie du langage biblique est une notion babylonienne tardive. Dans les textes tannaïtiques, notamment l’école de R. Ishmaël, les soixante dix langues ne sont pas soixante dix interprétations d’un verset, mais leur traduction dans les différentes langues des peuples. La signification primitive a été révisée dans la rédaction stammaïtique du TB pour appuyer la notion de polysémie de la Parole divine.

IV - « Quand le royaume devient Minut » : l’empire chrétien et le refus rabbinique de la religion

A la fin du IVe siècle, lorsque le christianisme devient la religion de l’Empire Romain, il devient une religion au sens où il crée une identité chrétienne qui est distincte des pratiques culturelles, du lien de parenté et du lien à la terre. La définition religieuse est distincte des autres modes de formation d’identité. La religion perd ainsi sa signification plus ancienne de culte et devient un système conceptuel séparé de la culture et de la politique. Chez les auteurs chrétiens, l’hellénisme et le judaïsme sont considérés comme de fausses religions.

Puis Boyarin distingue au Ve siècle un nouveau « moment » dans le discours hérésiologique chrétien qui consiste à accepter le judaïsme comme une vraie religion « pure » distincte du christianisme et de condamner les hybrides que sont les judéo-chrétiens. Epiphane et Jérôme ne condamnent plus les juifs, mais les judaïsants. Selon Boyarin, non que les ébionites et les nazaréens aient encore existé en Palestine à cette époque, mais parce que le judaïsme exerçait un pouvoir d’attraction sur les païens convertis au christianisme et que cela constituait l’un des défis majeurs de l’Eglise.
Il ne s’agit plus d’un discours associé à un projet d’autodéfinition de l’identité, mais pour le christianisme hégémonique de placer le judaïsme comme religion distincte. Selon Boyarin, l’institution patriarcale du judaïsme atteint son apogée aux 4e et 5e siècles, étant religio licita, comme en témoigne le code de Théodose.

A cette époque, si le discours chrétien identifie trois termes, juif, chrétien et païen, de son côté le discours rabbinique n’imagine que deux termes : nous et les Gentils. En comparant le récit de l’arrestation de R. Eliézer dans la Tosefta et dans le TB, Boyarin identifie que les mots Min et Minut qui désignent l’autre à l’intérieur du judaïsme dans les écrits tannaïtiques en viennent à signifier les Gentils, et en particulier les chrétiens, dans le TB. Finalement, cette mutation du terme Min constitue un rejet de l’approche hérésiologique. Le rabbinisme tardif finit par refuser la méthode de l’hérésiologie comme moyen d’autodéfinition et refuse d’être traité comme une religion au sens où le christianisme l’entend : un système de croyance auquel on adhère volontairement et dans lequel celui qui abandonne le système devient hérétique. En définitive, une fois l’époque de construction de l’orthodoxie, la théorie rabbinique de l’autorité entérine la doctrine de l’indétermination et de la multiplicité des avis, car vouloir parler d’une seule voix conduit à des factions.

Nicolas Baguelin

Le livre : D. Boyarin, la parition du judaïsme et du christianisme.

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