L'article qui suit est un extrait de mon mémoire de Master 2 sur les Minim (hérétiques) à l'époque tannïtique (0-250 de l'ère chrétienne). Il s'inscrit dans une recherche plus vaste sur la description des pratiques et des doctrines qualifiées d'hérétiques par le judaïsme rabbinique. Il me semble que ces données peuvent éclairer tant le juif que le chrétien sur une partie commune de leur histoire.
Un texte de la Mishna traite du port des tefilin,
(sur la tête et sur le bras) et le fait de « faire des tefilin
rondes », suivant la halakha des uns et des autres. Placer la tefila
(singulier de tefilin, phylactères) de la tête strictement entre les
yeux (et non sur le front) et celle du bras strictement sur la main (et non
attachée au bras), comme préconisé dans le texte du Deutéronome, est
caractéristique d’une lecture plus littérale que celle des Sages ou en tous cas
qui s’appuie sur une tradition d’interprétation différente.
מגילה ד,ח
האומר. איני עובר
לפני התיבה בצבועים. אף בלבנים לא יעבור. בסנדל איני עובר. אף יחף לא יעבור. העושה
תפילתו עגולה סכנה מפני שאין בה מצוה. נתנה על מצחו או על פס ידו הרי זו דרך
המינות. ציפה זהב ונתנה על בית יד של(י)נוקלו הרי זו דרך החצונים.
Mishna Megila 4,8
Celui qui dit : « je ne
passe pas devant l’arche en (vêtements de) couleurs », même en blanc, ne
récitera pas. « En sandales, je ne passe pas ». Même pieds nus il ne passera
pas. Celui qui fait ses tefillin en forme arrondie, il y a danger, car cela
n'est pas un commandement. S'il les a posés sur le front et sur la paume de la
main, c'est une pratique de minut.
Si son fil est d'or et qu'elle
est placée dans la manche du sous-vêtement, c'est une pratique des
extérieurs (hérétiques).[1]
Il est intéressant de noter que le texte tannaïtique ne parle pas de Minim mais d’un « chemin de Minut », c'est-à-dire d’une pratique qui est hérétique et non d’individus. Aucun groupe particulier ne semble mentionné, mais c’est avant tout une pratique qui est condamnée, au sein du judaïsme. Il faut rapprocher ce passage du récit de l’institution de la bénédiction des Minim, qui emploie également l’expression « passer devant l’arche », faisant vraisemblablement référence à la prière des dix-huits bénédictions dans l’assemblée synagogale.
Il n’est pas possible de dater ce passage de manière
précise, mais on peut supposer qu’il s’inscrit dans le cadre de l’éviction des
certaines pratiques ou doctrines considérées comme hétérodoxes par le judaïsme
rabbinique. Ce type de condamnation s’applique donc à faire le tri au sein du
judaïsme et vise à affermir l’identité juive rabbinique à l’exclusion des
autres. L’emploi parallèle de « pratique hérétique » et
« pratique des extérieurs » montre le processus qui consiste
précisément à faire passer certains juifs de l’intérieur vers l’extérieur de la
communauté.
Si ce texte est pré-tannaïtique, les juifs qui ont ces
pratiques hérétiques pourraient être potentiellement tout type de sectes ou de
groupes présents à l’époque du Second Temple, qu’il s’agisse des sadducéens, de
la secte de Qumran, des zélotes, des sicaires ou de groupes inconnus, mais qui
ont une halakha différente de celle des pharisiens ou des scribes. Il pourrait
aussi s’agit d’individus isolés non organisés en groupe.
L’expression « celui qui fait sa tefila
ronde » est intriguante. A première vue, on pourrait pense qu’il s’agit de
la forme de la boîte qui contient le texte (car elles sont jusqu’à maintenant
réputées être carrées), mais il pourrait s’agir de la forme créée par la
disposition des lettres sur le support. Emmanuel Tov décrit les textes des tefilin
retrouvés à Qumran[2] et explique que du fait de
la forme irrégulière des lanières de cuir, la plupart des textes ne forment pas
des colonnes rectangulaires ou carrées, mais plutôt des formes allongées, donc
arrondies. Seuls quatre exemplaires de tefilin qumraniennes sont écrits
en forme rectangulaire ou carrée, le reste étant des textes arrondis. Il est
donc possible que la condamnation concerne l’écriture en forme arrondie ou
allongée des colonnes du texte.
Examinons
maintenant un texte qui traite non pas de la manière d’écrire ou de porter les tefilin
mais du contenu des textes :
סנהדרין, יא, ג-ד
חומר בדברי סופרים מדיברי תורה. האומ'. אין
תפילים. לעבור על דברי תורה. פטור. חמש טוטפות. להוסיף על דברי סופרים. חייב. אין
ממיתין אתו לא בבית דין שבעירו ולא בבית דין שביונה אלא מעלים אותו לבית דין הגדול
שבירושלם ומשמרין אתו עד הרגל וממיתין אתו ברגל. שנ' "וכל ישרא' ישמעו ויראו.
M Sanhédrin 11,3-4
Le contenu des paroles des scribes (doit être
considéré comme étant) des paroles de la Torah. Celui qui dit : il n’y a
pas (d’obligation de porter) les tefilin, afin de transgresser les paroles de
la Torah, celui-ci est exempté (de mort). (Celui qui dit) : cinq colonnes
afin d’ajouter aux paroles des scribes : celui-ci est condamné (à mort par
pendaison). On ne le met pas à mort dans le tribunal de sa ville, ni dans le
tribunal de Yavné, mais on le fait monter au grand tribunal de Jérusalem et on
le garde jusqu’à une fête de pèlerinage et on le met à mort pendant la fête de
pèlerinage, comme il est dit (Dt 17,13) « afin que tout le peuple
entende et craigne, et qu'il ne se livre plus à l'orgueil. »
Dans
ce texte, le terme minim ne figure pas, mais l’interdiction d’écrire une
cinquième colonne, un texte qui s’ajoute aux quatre définis par les rabbins
pour les tefilin, tombe sous la peine de pendaison.
Quelle
est donc cette « cinquième colonne » ? Ce cinquième texte pourrait
être le Décalogue qui est déclaré ailleurs comme abrogé lors de la récitation
quotidienne du Shema. S’il s’agissait du Décalogue, ce texte témoignerait en
faveur d’une abrogation ancienne. Essayons de recenser d’autres témoins anciens
plus explicites de la pratique de récitation du Shema ou d’écriture de tefilin
intégrant le Décalogue, de manière à confirmer ou à infirmer l’ancienneté de
l’abrogation.
Un
texte de Josèphe pourrait laisser entendre que cette décision d’évincer la
récitation du Décalogue des textes de la prière du Shema aurait eu lieu avant
la fin du premier siècle (période où écrit Josèphe) :
« Tous entendent une voix venue d'en haut, elle
leur parvient à tous, de manière qu'ils ne perdent aucune de ces dix paroles
que Moïse a laissées écrites sur les deux tables. Ces paroles, il ne nous est
plus permis de les dire explicitement, en toutes lettres, mais nous en
indiquerons le sens. » (Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, Livre 3,
chapitre 5)
Ce
texte pourrait sous-entendre que Josèphe aurait connu un temps où l’on récitait
« explicitement » ce Décalogue et qu’il connut ensuite la décision
d’interdiction. L’abrogation serait donc à situer de son vivant, c'est-à-dire
dans la seconde moitié du premier siècle.
L’existence
du Décalogue dans les tefilin et mezuzot au premier siècle est
attestée à Qumran. Certains comportent le Décalogue (4QPhyl J), mais pas tous. Comme
pour la question des formes arrondies ou carrées des tefilin, les
pratiques attestées à Qumran sont hétérogènes.
Le
traité Tamid de la Mishna, réputé contenir du matériau datant du Second Temple,
mentionne comme un fait la pratique de la récitation du Décalogue lors de la
prière, sans y apporter de condamnation :
תמיד ה,א
אמ' להם הממונה. ברכו ברכה אחת. והן ברכו. וקראו עשרת
הדברים. שמע. והיה אם שמוע תשמעו.
Tamid 5,1
Le préposé leur dit : dites une bénédiction, et
ils bénissaient, et lisez les Dix paroles, le Shema, et « et il arrivera
si vous écoutez vraiment » (deuxième texte du Shema).
Examinons
maintenant les textes décrivant l’abolition de la récitation du Décalogue. Il
existe deux versions, chacune dans les deux talmuds.
ברכות יב ע"א
''וקראו עשרת הדברים (תמיד
ה,א)'' אמ' רב יהודה אמ' שמואל. אף בגבולין בקשו לומר כן אלא שכבר בטלום מפני תרעומת המינין תניא נמי הכי.
בגבולין בקשו לקרות אלא שכבר בטלום מפני תרעומת המינין. רבה
בר רב הונא סבר למיקרינהו בסורא. א'ל רב חסדא. כבר בטלום מפני תרעומת
המינין. אמימר סבר למיקרינהו בנהרדעא. א'ל רב אשי. כבר בטלום
מפני תרעומת המינין.
TB Berakhot 12a :
« Lisez les Dix paroles » (Tamid 5,1) Rabbi
Yehuda a dit : Shmuel a dit : même dans les limites (hors du Temple),
ils demandèrent de dire ainsi (les Dix paroles) mais ils les avaient déjà annulées
à cause de la plainte des Minim. Il a également été enseigné dans une
baraïta : dans les limites (hors du Temple), ils demandèrent à lire (les
Dix paroles) mais ils les avaient déjà annulées à cause de la plainte des
Minim. Rava bar Houna était d’avis de les lire, à Soura. Rav Hasda lui
dit : ils les ont déjà annulées à cause de la plainte des Minim. Amemar
était d’avis de les lire, à Néhardea. Rav Ashi lui dit : ils les ont déjà
annulées à cause de la plainte des Minim.
On
peut observer la tentative de Rava bar Houna de réhabiliter la lecture du Décalogue
à Soura, l’une des académies babyloniennes, puis celle de l’amora babylonien
Amemar à Néhardea, son académie. Ces deux propositions sont contrées par le
rappel de l’abrogation passée, considérée par le compilateur du Talmud
babylonien comme définitive et datant de l’époque du Temple.
Le
Talmud de Jérusalem donne également sa version :
ירושלמי
ברכות א,ד
וקראו
עשרת הדברים. שמע. והיה-אם-שמוע. ויאמר'. ר' אמי בשם ריש-לקיש. זאת אומרת שאין
הברכות מעכבות. אמ' ר' בא. אין מן הדא לית שמע מינה כלום שעשרת הדיברות הן הן גופה
של: שמע. דרב מתנה ור' שמואל בר נחמן אמ' תרויהון אמרין. בדין הוה שיהו קורין עשרת
הדיברות בכל יום. ומפני מה אין קורין אותן. מפני טיענת המינין. שלא יהו אומ'. אילו
לבדם ניתנו לו למשה בסיני.
TJ Berakhot 1,4
« Lisez les Dix paroles, le Shema et le Im shamoa
(deuxième texte du Shema récité) » (Tamid 5,1). Rav Ami au nom de Resh
Laqish : cela signifie les bénédictions qui n’empêchent pas (sont
indépendantes du Shema). Rav Abba : il ne faut tirer aucune conclusion de
cela (de l’enseignement de Rav Ami), car les Dix paroles sont incluses dans le
corps du Shema. Puisque Rav Matana et Rav Shmuel bar Nahman ont dit : eux
deux disent : il aurait été logique de lire les Dix paroles chaque jour.
Et pourquoi ne les lit-on pas ? A cause de la revendication des Minim,
afin qu’ils ne disent pas : elles seules ont été données à Moïse au Sinaï.
On
retrouve également des textes du Talmud babylonien (TB Giṭin 45b) qui
présentent l’interdiction pour un Min d’écrire des tefilin.[3].
Il est donc clair que l’époque amoraïque connaît explicitement cette
abrogation, qu’il s’agisse de la Babylonie ou de la Palestine. Les amoraïm la
font remonter à l’époque du Temple et ont le souci de l’expliquer : les
Minim s’appuient sur cette pratique pour réduire la révélation mosaïque au seul
Décalogue. Les récits ne précisent pas quel est le contenu de la Torah
rabbinique, mais il semble s’agir non seulement de tous les commandements du
Pentateuque, mais également de la Loi orale rabbinique.
Conclusion
Les
récits amoraïques n’ont rien inventé lorsqu’ils font remonter l’abrogation du
Décalogue aux textes du Shema et des tefilin. Cet évènement a eu dû
avoir lieu dans la seconde moitié du premier siècle, comme semble l’indiquer
Josèphe. Les raisons de cette abrogation sont obscures chez Josèphe. La Mishna
invoque l’interdiction de transgresser les paroles des scribes, faisant
référence à l’autorité d’une institution : celle des scribes. Les deux
talmuds donnent des explications beaucoup plus perfectionnées puisqu’ils font
appel aux concepts bien établis de Torah orale.
Il
est donc permis de penser qu’il y a une transformation dans l’explication. On
pourrait faire l’hypothèse qu’au premier siècle, les scribes veuillent asseoir
leur autorité en homogénéisant les pratiques. Ceci serait valable pour
l’éviction du Décalogue, comme pour la forme arrondie des textes des Tefilin.
Les restes de Qumran témoignent, sur ces deux points, de pratiques hétérogènes.
Il
est donc probable qu’un certain nombre de sectes juives distinctes des
pharisiens et des scribes, dont les deux courants forment ensuite les tannaïm,
soient dans le collimateur de cette volonté d’homogénéisation. La secte de
Qumran n’est peut-être pas directement visée, mais témoigne de l’existence de
pratiques courantes.
Ce
n’est qu’à une époque plus tardive que l’abrogation du Décalogue dans la
lecture du Shema est réinterprétée. L’argument d’autorité est toujours
rappelé : les Sages « les ont déjà annulées à cause de la plainte
des Minim », mais le Décalogue est désormais clairement identifié comme
un marqueur opposé à la vision toraïque des rabbins. Il semble que dans cette
deuxième phase, l’argument soit mis à contribution pour une démarcation vis à
vis du christianisme.
[1] La guemara sur ce passage
ajoute : « Celui qui dit : je récite la prière (habillé en vêtement
de) couleurs », on suspecte que la minut se soit emparée de lui. » TB
Megila 24b.
האומר איני עובר
לפני התיבה בצבועין" וכו'. מאי טעמא. חישינן שמא מינות נזרקה בו.
[2] Emmanuel Tov, Scribal
pratices and approaches reflected in the texts found in the Judea desert,
E. Brill p. 242-243
[3]
Pour un résumé de la question des tefilin et des Minim sur l’ensemble de
la littérature rabbinique, voir S.C. Mimouni, les Chrétiens d’origine juive
dans l’Antiquité, Paris 2004, pp. 95-97.
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