vendredi 24 août 2012

Les téfilines écrites en forme arrondie et l'abrogation de la récitation des Dix commandements


L'article qui suit est un extrait de mon mémoire de Master 2 sur les Minim (hérétiques) à l'époque tannïtique (0-250 de l'ère chrétienne). Il s'inscrit dans une recherche plus vaste sur la description des pratiques et des doctrines qualifiées d'hérétiques par le judaïsme rabbinique. Il me semble que ces données peuvent éclairer tant le juif que le chrétien sur une partie commune de leur histoire.

Un texte de la Mishna traite du port des tefilin, (sur la tête et sur le bras) et le fait de « faire des tefilin rondes », suivant la halakha des uns et des autres. Placer la tefila (singulier de tefilin, phylactères) de la tête strictement entre les yeux (et non sur le front) et celle du bras strictement sur la main (et non attachée au bras), comme préconisé dans le texte du Deutéronome, est caractéristique d’une lecture plus littérale que celle des Sages ou en tous cas qui s’appuie sur une tradition d’interprétation différente.
מגילה ד,ח
האומר. איני עובר לפני התיבה בצבועים. אף בלבנים לא יעבור. בסנדל איני עובר. אף יחף לא יעבור. העושה תפילתו עגולה סכנה מפני שאין בה מצוה. נתנה על מצחו או על פס ידו הרי זו דרך המינות. ציפה זהב ונתנה על בית יד של(י)נוקלו הרי זו דרך החצונים.
Mishna Megila 4,8
Celui qui dit : « je ne passe pas devant l’arche en (vêtements de) couleurs », même en blanc, ne récitera pas. « En sandales, je ne passe pas ». Même pieds nus il ne passera pas. Celui qui fait ses tefillin en forme arrondie, il y a danger, car cela n'est pas un commandement. S'il les a posés sur le front et sur la paume de la main, c'est une pratique de minut.
Si son fil est d'or et qu'elle est placée dans la manche du sous-vêtement, c'est une pratique des extérieurs (hérétiques).[1]


Il est intéressant de noter que le texte tannaïtique ne parle pas de Minim mais d’un « chemin de Minut », c'est-à-dire d’une pratique qui est hérétique et non d’individus. Aucun groupe particulier ne semble mentionné, mais c’est avant tout une pratique qui est condamnée, au sein du judaïsme. Il faut rapprocher ce passage du récit de l’institution de la bénédiction des Minim, qui emploie également l’expression « passer devant l’arche », faisant vraisemblablement référence à la prière des dix-huits bénédictions dans l’assemblée synagogale.

Il n’est pas possible de dater ce passage de manière précise, mais on peut supposer qu’il s’inscrit dans le cadre de l’éviction des certaines pratiques ou doctrines considérées comme hétérodoxes par le judaïsme rabbinique. Ce type de condamnation s’applique donc à faire le tri au sein du judaïsme et vise à affermir l’identité juive rabbinique à l’exclusion des autres. L’emploi parallèle de « pratique hérétique » et « pratique des extérieurs » montre le processus qui consiste précisément à faire passer certains juifs de l’intérieur vers l’extérieur de la communauté.

Si ce texte est pré-tannaïtique, les juifs qui ont ces pratiques hérétiques pourraient être potentiellement tout type de sectes ou de groupes présents à l’époque du Second Temple, qu’il s’agisse des sadducéens, de la secte de Qumran, des zélotes, des sicaires ou de groupes inconnus, mais qui ont une halakha différente de celle des pharisiens ou des scribes. Il pourrait aussi s’agit d’individus isolés non organisés en groupe.
L’expression « celui qui fait sa tefila ronde » est intriguante. A première vue, on pourrait pense qu’il s’agit de la forme de la boîte qui contient le texte (car elles sont jusqu’à maintenant réputées être carrées), mais il pourrait s’agir de la forme créée par la disposition des lettres sur le support. Emmanuel Tov décrit les textes des tefilin retrouvés à Qumran[2] et explique que du fait de la forme irrégulière des lanières de cuir, la plupart des textes ne forment pas des colonnes rectangulaires ou carrées, mais plutôt des formes allongées, donc arrondies. Seuls quatre exemplaires de tefilin qumraniennes sont écrits en forme rectangulaire ou carrée, le reste étant des textes arrondis. Il est donc possible que la condamnation concerne l’écriture en forme arrondie ou allongée des colonnes du texte.

Examinons maintenant un texte qui traite non pas de la manière d’écrire ou de porter les tefilin mais du contenu des textes :
סנהדרין, יא, ג-ד
 חומר בדברי סופרים מדיברי תורה. האומ'. אין תפילים. לעבור על דברי תורה. פטור. חמש טוטפות. להוסיף על דברי סופרים. חייב. אין ממיתין אתו לא בבית דין שבעירו ולא בבית דין שביונה אלא מעלים אותו לבית דין הגדול שבירושלם ומשמרין אתו עד הרגל וממיתין אתו ברגל. שנ' "וכל ישרא' ישמעו ויראו.
M Sanhédrin 11,3-4
Le contenu des paroles des scribes (doit être considéré comme étant) des paroles de la Torah. Celui qui dit : il n’y a pas (d’obligation de porter) les tefilin, afin de transgresser les paroles de la Torah, celui-ci est exempté (de mort). (Celui qui dit) : cinq colonnes afin d’ajouter aux paroles des scribes : celui-ci est condamné (à mort par pendaison). On ne le met pas à mort dans le tribunal de sa ville, ni dans le tribunal de Yavné, mais on le fait monter au grand tribunal de Jérusalem et on le garde jusqu’à une fête de pèlerinage et on le met à mort pendant la fête de pèlerinage, comme il est dit (Dt 17,13) « afin que tout le peuple entende et craigne, et qu'il ne se livre plus à l'orgueil. »

Dans ce texte, le terme minim ne figure pas, mais l’interdiction d’écrire une cinquième colonne, un texte qui s’ajoute aux quatre définis par les rabbins pour les tefilin, tombe sous la peine de pendaison.
Quelle est donc cette « cinquième colonne » ? Ce cinquième texte pourrait être le Décalogue qui est déclaré ailleurs comme abrogé lors de la récitation quotidienne du Shema. S’il s’agissait du Décalogue, ce texte témoignerait en faveur d’une abrogation ancienne. Essayons de recenser d’autres témoins anciens plus explicites de la pratique de récitation du Shema ou d’écriture de tefilin intégrant le Décalogue, de manière à confirmer ou à infirmer l’ancienneté de l’abrogation.

Un texte de Josèphe pourrait laisser entendre que cette décision d’évincer la récitation du Décalogue des textes de la prière du Shema aurait eu lieu avant la fin du premier siècle (période où écrit Josèphe) :
« Tous entendent une voix venue d'en haut, elle leur parvient à tous, de manière qu'ils ne perdent aucune de ces dix paroles que Moïse a laissées écrites sur les deux tables. Ces paroles, il ne nous est plus permis de les dire explicitement, en toutes lettres, mais nous en indiquerons le sens. » (Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, Livre 3, chapitre 5)

Ce texte pourrait sous-entendre que Josèphe aurait connu un temps où l’on récitait « explicitement » ce Décalogue et qu’il connut ensuite la décision d’interdiction. L’abrogation serait donc à situer de son vivant, c'est-à-dire dans la seconde moitié du premier siècle.

L’existence du Décalogue dans les tefilin et mezuzot au premier siècle est attestée à Qumran. Certains comportent le Décalogue (4QPhyl J), mais pas tous. Comme pour la question des formes arrondies ou carrées des tefilin, les pratiques attestées à Qumran sont hétérogènes.

Le traité Tamid de la Mishna, réputé contenir du matériau datant du Second Temple, mentionne comme un fait la pratique de la récitation du Décalogue lors de la prière, sans y apporter de condamnation :
תמיד ה,א
אמ' להם הממונה. ברכו ברכה אחת. והן ברכו. וקראו עשרת הדברים. שמע. והיה אם שמוע תשמעו.
Tamid 5,1
Le préposé leur dit : dites une bénédiction, et ils bénissaient, et lisez les Dix paroles, le Shema, et « et il arrivera si vous écoutez vraiment » (deuxième texte du Shema).
Examinons maintenant les textes décrivant l’abolition de la récitation du Décalogue. Il existe deux versions, chacune dans les deux talmuds.
ברכות יב ע"א
''וקראו עשרת הדברים (תמיד ה,א)'' אמ' רב יהודה אמ' שמואל. אף בגבולין בקשו לומר כן אלא שכבר בטלום מפני תרעומת המינין  תניא נמי הכי. בגבולין בקשו לקרות אלא שכבר בטלום מפני תרעומת המינין. רבה בר רב הונא סבר למיקרינהו בסורא. א'ל רב חסדא. כבר בטלום מפני תרעומת המינין. אמימר סבר למיקרינהו בנהרדעא. א'ל רב אשי. כבר בטלום מפני תרעומת המינין.
TB Berakhot 12a :
« Lisez les Dix paroles » (Tamid 5,1) Rabbi Yehuda a dit : Shmuel a dit : même dans les limites (hors du Temple), ils demandèrent de dire ainsi (les Dix paroles) mais ils les avaient déjà annulées à cause de la plainte des Minim. Il a également été enseigné dans une baraïta : dans les limites (hors du Temple), ils demandèrent à lire (les Dix paroles) mais ils les avaient déjà annulées à cause de la plainte des Minim. Rava bar Houna était d’avis de les lire, à Soura. Rav Hasda lui dit : ils les ont déjà annulées à cause de la plainte des Minim. Amemar était d’avis de les lire, à Néhardea. Rav Ashi lui dit : ils les ont déjà annulées à cause de la plainte des Minim.
On peut observer la tentative de Rava bar Houna de réhabiliter la lecture du Décalogue à Soura, l’une des académies babyloniennes, puis celle de l’amora babylonien Amemar à Néhardea, son académie. Ces deux propositions sont contrées par le rappel de l’abrogation passée, considérée par le compilateur du Talmud babylonien comme définitive et datant de l’époque du Temple.
Le Talmud de Jérusalem donne également sa version :
ירושלמי ברכות א,ד
וקראו עשרת הדברים. שמע. והיה-אם-שמוע. ויאמר'. ר' אמי בשם ריש-לקיש. זאת אומרת שאין הברכות מעכבות. אמ' ר' בא. אין מן הדא לית שמע מינה כלום שעשרת הדיברות הן הן גופה של: שמע. דרב מתנה ור' שמואל בר נחמן אמ' תרויהון אמרין. בדין הוה שיהו קורין עשרת הדיברות בכל יום. ומפני מה אין קורין אותן. מפני טיענת המינין. שלא יהו אומ'. אילו לבדם ניתנו לו למשה בסיני.
TJ Berakhot 1,4
« Lisez les Dix paroles, le Shema et le Im shamoa (deuxième texte du Shema récité) » (Tamid 5,1). Rav Ami au nom de Resh Laqish : cela signifie les bénédictions qui n’empêchent pas (sont indépendantes du Shema). Rav Abba : il ne faut tirer aucune conclusion de cela (de l’enseignement de Rav Ami), car les Dix paroles sont incluses dans le corps du Shema. Puisque Rav Matana et Rav Shmuel bar Nahman ont dit : eux deux disent : il aurait été logique de lire les Dix paroles chaque jour. Et pourquoi ne les lit-on pas ? A cause de la revendication des Minim, afin qu’ils ne disent pas : elles seules ont été données à Moïse au Sinaï.

On retrouve également des textes du Talmud babylonien (TB Giṭin 45b) qui présentent l’interdiction pour un Min d’écrire des tefilin.[3]. Il est donc clair que l’époque amoraïque connaît explicitement cette abrogation, qu’il s’agisse de la Babylonie ou de la Palestine. Les amoraïm la font remonter à l’époque du Temple et ont le souci de l’expliquer : les Minim s’appuient sur cette pratique pour réduire la révélation mosaïque au seul Décalogue. Les récits ne précisent pas quel est le contenu de la Torah rabbinique, mais il semble s’agir non seulement de tous les commandements du Pentateuque, mais également de la Loi orale rabbinique.

Conclusion

Les récits amoraïques n’ont rien inventé lorsqu’ils font remonter l’abrogation du Décalogue aux textes du Shema et des tefilin. Cet évènement a eu dû avoir lieu dans la seconde moitié du premier siècle, comme semble l’indiquer Josèphe. Les raisons de cette abrogation sont obscures chez Josèphe. La Mishna invoque l’interdiction de transgresser les paroles des scribes, faisant référence à l’autorité d’une institution : celle des scribes. Les deux talmuds donnent des explications beaucoup plus perfectionnées puisqu’ils font appel aux concepts bien établis de Torah orale.

Il est donc permis de penser qu’il y a une transformation dans l’explication. On pourrait faire l’hypothèse qu’au premier siècle, les scribes veuillent asseoir leur autorité en homogénéisant les pratiques. Ceci serait valable pour l’éviction du Décalogue, comme pour la forme arrondie des textes des Tefilin. Les restes de Qumran témoignent, sur ces deux points, de pratiques hétérogènes.

Il est donc probable qu’un certain nombre de sectes juives distinctes des pharisiens et des scribes, dont les deux courants forment ensuite les tannaïm, soient dans le collimateur de cette volonté d’homogénéisation. La secte de Qumran n’est peut-être pas directement visée, mais témoigne de l’existence de pratiques courantes.
Ce n’est qu’à une époque plus tardive que l’abrogation du Décalogue dans la lecture du Shema est réinterprétée. L’argument d’autorité est toujours rappelé : les Sages « les ont déjà annulées à cause de la plainte des Minim », mais le Décalogue est désormais clairement identifié comme un marqueur opposé à la vision toraïque des rabbins. Il semble que dans cette deuxième phase, l’argument soit mis à contribution pour une démarcation vis à vis du christianisme.



[1] La guemara sur ce passage ajoute : « Celui qui dit : je récite la prière (habillé en vêtement de) couleurs », on suspecte que la minut se soit emparée de lui. » TB Megila 24b.
האומר איני עובר לפני התיבה בצבועין" וכו'. מאי טעמא. חישינן שמא מינות נזרקה בו.
[2] Emmanuel Tov, Scribal pratices and approaches reflected in the texts found in the Judea desert, E. Brill p. 242-243
[3] Pour un résumé de la question des tefilin et des Minim sur l’ensemble de la littérature rabbinique, voir S.C. Mimouni, les Chrétiens d’origine juive dans l’Antiquité, Paris 2004, pp. 95-97.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire