Dans « penser le judaïsme », Jean-Christophe Attias
présente un panorama très varié d’articles sur le judaïsme, qu’il s’agisse de
présentations générales ou de recherches ciblées, et regroupés selon trois
séries : territoires, frontières, silences.
« Les études juives sont-elles une affaire juive
? » A partir de cette première phrase du chapitre d'introduction du livre,
Attias passe en revue les tentatives de présentation du judaïsme à divers types
de publics juifs et non juifs depuis Léon de Modène (1571-1648) jusqu’à
l’époque moderne et en déduit qu'il n'existe pas de neutralité possible.
Beaucoup tentent la description d'un judaïsme avenant, tolérable pour les
chrétiens, rationnel et plus biblique que talmudique. Des pans problématiques
du judaïsme sont souvent expurgés, en particulier dans l'Allemagne du XIXe
siècle qui pare le judaïsme de méthodes scientifiques et modernes qui
contiennent en définitive un fort aspect promotionnel. Il n'existe pas de tour
d'ivoire philologique dans les études juives : penser le judaïsme c'est
aussi avoir le souci du judaïsme car c'est s'inscrire dans une temporalité non
neutre. Dans ce chapitre d'introduction, Attias situe sa démarche : une
démarche de type universitaire consciente de ses limites et s'inscrivant dans
un contexte, celui du judaïsme français, mais qui ne s'interdit pas un
engagement sur des questions sociétales et politiques. Le judaïsme y est
envisagé comme un fait culturel global : littéraire, esthétique, social,
politique et non simplement religieux.
Premier thème abordé : du judaïsme comme pensée de la
dispersion. Défini comme sanction et expiation des fautes contre Dieu et contre
soi, l’exil consiste en une altération des rapports avec la terre
(déportation), avec les Nations et avec soi-même (dispersion et séparation).
Attias met en avant l'expérience fondatrice de l'exil dans le judaïsme. Un exil
initial qui se transforme, au cours de l'Histoire, en une multiplicité d’exils
et de dispersions successives. Il dénonce la prétention du sionisme à mettre
fin à ces exils féconds et préfère voir dans l'état d'Israël un nouvel exil
d'un type particulier puisqu'il rassemble des exilés juifs de nombreux pays. Le
judaïsme demeure donc avant tout une réalité diasporique. Les frontières que le
judaïsme dessine, au fond, il ne cesse de les transgresser. Il est lui-même une
culture de la frontière.
L’auteur tente de tracer une histoire de la culture
rabbinique. Modèle exégétique d'écriture-réécriture lecture-relecture avec
réappropriation et transmission, cette culture du commentaire permet le
dialogue avec l'autre et avec soi-même dans une situation d'exil et de
dispersion. Attias explore les marges du rabbinisme en présentant une histoire
du karaïsme, depuis l'époque des sadducéens jusqu'à nos jours ainsi qu’une
analyse du traitement littéraire du prosélyte, personnage frontière, qui sert
en réalité à définir l’identité rabbinique. Il identifie la culture rabbinique
comme une culture de l’entre-deux, une culture de la frontière, du seuil et
l’explorateur de cette culture, comme un passeur (en hébreu Ever, ivri, vient
de la racine « passer »).
Attias s'inquiète également du judaïsme désigné, notamment
par le Christianisme et l'Islam, comme « religion du livre ». Si la
Bible - le mot lui-même n'étant pas juif - constitue certes une des bases du
judaïsme, la tradition orale en est l'essence Dans l'histoire du judaïsme, le
retour à la Bible ne va jamais de soi : il est une rupture avec le passé
immédiat pour un passé plus ancien et une forme de sécularisation : karaïsme,
commentateurs séfarades médiévaux, marranes installés en Europe du Nord,
Haskala, Sionisme.
Attias explore le personnage d'Isaac Abravanel héros juif qui
joue différents rôles dans les différents paysages mémoriels : ashkénaze,
séfarade, protestant, catholique, sioniste. Il met ainsi en évidence le rôle de
la mémoire et de l'oubli d'un héros qui est l'un des seuls rabbins médiévaux à
avoir écrit son autobiographie, et qui a en quelque sorte mué sa vie en texte.
L’auteur s'intéresse à l'introduction comme genre littéraire
dans le judaïsme médiéval. Les commentateurs médiévaux rédigent en effet des
introductions qui ont un rôle multiple, et notamment l'inscription du
commentateur dans une lignée, dans une polémique, dans une fonction de
révélateur de la dimension cachée d'un commentaire précédent, créant ainsi un
surcommentaire. Ce genre littéraire de l'introduction dévoile aussi des méthodologies,
crée une initiation entre le lecteur et le commentateur.
Un chapitre est consacré au Moïse « cornu » de
saint Jérôme : « Moïse ignorait que la peau de son visage était
cornue » (Exode 34,29). André Neher disqualifie cette traduction de saint
Jérôme en la qualifiant de « faute de traduction ». Attias s'attache
à montrer que si la tradition d'un Moïse rayonnant plutôt que cornu est
effectivement attestée depuis la Septante, dans le Targum et reprise
ultérieurement, la traduction du verbe hébraïque karan par « être
cornu » est plausible, notamment en regard de l'utilisation générale du
terme karan dans la bible et de la comparaison du récit d'Exode 24,29-35
avec l'épisode de la lutte de Jacob avec l'ange (Genèse 32,25). L'utilisation
ultérieure, notamment chrétienne médiévale, d'un Moïse animalisé avec des
cornes ne doit pas conduire à une disqualification de la traduction de Jérôme
et antérieurement de celle d'Aquilas.
L’auteur aborde la question du prosélyte : est-il un
juif à part entière ? Peut-il accéder à toutes les fonctions remplies par un
juif de naissance ? Le prosélyte ne peut être prêtre, prophète ou roi,
mais il peut être savant et rabbin. Le modèle rabbinique met prosélytes et
juifs égaux face au savoir de la Torah. Au regard du mérite des pères, le
prosélyte peut être considéré comme le père d'une lignée, bien que son absence
au mont Sinaï lors de la révélation pose problème pour être accepté comme
commencement d’une lignée. L’auteur souligne que la littérature rabbinique ne
fait pas témoigner les prosélytes sur leur propre expérience (leur silence est
souvent le prix de leur intégration), mais le discours sur le prosélyte sert en
réalité à qualifier l'identité juive, à la définir et à la penser.
Attias interroge les contre-évangiles juifs médiévaux, les
« toldot Yeshu », généalogies de Jésus, et les compare avec Exode
Rabba 1,28 et 29 concernant le « fils de la femme israélite ». Ces
récits reprennent la thématique de la filiation du judaïsme et du christianisme
avec une volonté marquée de consacrer la rupture : d’un côté se situe Jésus,
enfant sans père, et de l’autre, Simon Pierre, un juif présenté comme le
véritable fondateur du christianisme qu'il dote d'une théologie juive
rudimentaire. Les auteurs médiévaux reconnaissent ainsi le christianisme comme
la descendance abâtardie du judaïsme.
L’auteur envisage l'attitude des trois juifs en lui-même
par rapport au christianisme et à l'Islam : le juif réactif pré-moderne,
le juif moderne et le juif postmoderne. Le premier n'a rien à penser de Jésus
ou Mahomet, le second s'inscrit dans une histoire récente de réappropriation de
Jésus et le troisième affirme que le judaïsme rabbinique et postérieur au
christianisme car il s’est développé en réaction au messianisme chrétien. Selon
Attias, le récit de la Haggada, par exemple, peut être considéré comme une
réponse au récit chrétien de la Pâque. La question à se poser n'est donc pas
tant ce que les juifs pensent de Jésus mais de savoir ce qu'ils auraient pensé
d'eux-mêmes s'il n'y avait pas eu Jésus.
Enfin l’auteur, s'interroge sur la nécessité d'un dialogue
interreligieux pour permettre le vivre ensemble. Sans lui dénuer sa légitimité,
il doute de sa capacité à résoudre des problèmes qui le dépassent amplement car
ils ne sont pas seulement religieux, mais notamment sociaux et politiques et
dans lesquels la revendication religieuse n'est qu'un prétexte ou une
focalisation.
Attias conclue en invitant à l'authentique renouveau d'un
judaïsme français qui ne soit pas exclusivement tourné vers l'état d'Israël et
qui ne se préoccupe pas prioritairement de la survie de cet état, mais avant
tout de la sienne, prenant appui sur l'opinion de Rabbi Akiba dans le Talmud de
Babylone (Bava Metzia 62a) à propos de la célèbre problématique de la gourde
d'eau : « ta vie passe avant celle de ton prochain ». Il faut
souligner que le livre est parcouru par de nombreuses références à la
littérature israélienne moderne montrant que cette conclusion engagée est
réalisée en toute connaissance de cause. Nuances et souci de la complexité,
refus d'une apologétique sont les impressions principales qui demeurent après la
lecture de livre qui devient ainsi une invitation à entrer soi-même dans la
démarche de penser le judaïsme.
Nicolas Baguelin
Pour lire le livre : J-C. Attias, penser le judaïsme.
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