Cet article est issu d'une publication
du site disparu en 2012 « Un Echo d'Israël ». La première partie,
écrite par Michel Remaud, fait brièvement état de la question de
la loi du Talion dans la tradition rabbinique. Parmi les nombreux
commentaires du forum associé à l'article, j'ai reproduit également
une objection intéressante qui concerne la question historique de
savoir si la loi du Talion fut réellement appliquée. La citation de
R. de Vaux me paraît particulièrement intéressante dans
l'articulation du débat. Enfin, la deuxième partie est de ma main
et se propose de relire le passage de l'évangile dans lequel Jésus
évoque la loi du Talion.
Première partie : La loi du Talion
dans la tradition rabbinique
lundi 14 novembre 2005, par Michel
Remaud
Un des malentendus chrétiens les plus
tenaces au sujet du judaïsme est celui qui porte sur le sens de la
loi du talion : « Œil pour œil, dent pour dent ». Peut-être
parce que l’interprétation courante permet au chrétien
d’entretenir un sentiment de supériorité par rapport au juif, qui
pratiquerait la vengeance alors que le chrétien aurait le monopole
du pardon. Il n’y a pas si longtemps, des journalistes parlaient
systématiquement de « loi du talion » après chaque opération
militaire israélienne consécutive à un attentat. Aujourd’hui
encore, il est courant d’entendre parler de « représailles » en
pareil contexte.
Revenons au verset biblique, qu’il
est indispensable de situer dans son contexte pour le comprendre :
Lorsque deux hommes se battent, et
qu’ils heurtent une femme enceinte, s’ils la font accoucher, sans
autre accident, le coupable sera passible d’une amende que lui
imposera le mari de la femme, et qu’il paiera selon la décision
des juges. Mais s’il y a un accident, tu donneras vie pour vie, œil
pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure
pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour
meurtrissure. Si un homme donne un coup dans l'œil de son serviteur
ou de sa servante, et qu’il lui fasse perdre l’œil, il le mettra
en liberté en compensation de son œil. Et s’il fait tomber une
dent a son serviteur ou à sa servante, il le mettra en liberté en
compensation de sa dent. Si un bœuf frappe de sa corne un homme ou
une femme, et que la mort s’en suive, le bœuf sera lapidé, on
n’en mangera pas la chair, mais le maître du bœuf sera quitte.
Mais si le bœuf frappait de la corne depuis longtemps, et que son
maître, en ayant été averti, ne l’ait pas surveillé, le bœuf
sera lapidé, s’il tue un homme ou une femme, et son maître aussi
sera mis à mort. Si on impose au maître un prix pour le rachat de
sa vie, il paiera tout ce qui lui aura été imposé (Exode
21,22-30).
Tout le passage concerne donc des
questions de délits et de peines, pour indiquer comment chaque délit
doit être sanctionné. Selon les commentateurs modernes, cette
législation biblique est en elle-même beaucoup moins sévère que
les usages en vigueur à la même époque chez d’autres peuples.
Aussi haut que l’on remonte dans
l’histoire de l’interprétation des mots « œil pour œil, dent
pour dent » dans la tradition juive, on constate que cette formule
n’a jamais été prise au sens littéral. Le plus ancien des
commentaires rabbiniques sur ce texte, dans le midrash tannaïte sur
l’Exode, explique et démontre que l’on doit comprendre : pour un
œil, une amende proportionnée au préjudice causé par la perte
d’un œil ; pour une dent, une amende proportionnée au préjudice
causé par la perte d’une dent. Le commentaire le dit explicitement
: « Œil pour œil : cela signifie une compensation en argent pour
un œil. » La suite argumente à partir de la fin du passage cité
ci-dessus : si un délit qui serait passible de la peine de mort peut
être sanctionné par une amende, à plus forte raison s’il ne
s’agit que d’une blessure. D’autres commentaires font remarquer
que l’application littérale de ce verset pourrait se révéler
impossible, ou conduire à des absurdités, voire à de graves
injustices : que faire si celui qui a crevé l’œil d’autrui est
lui-même aveugle ou borgne ? Dans le premier cas, l’application du
verset biblique serait impossible ; dans le second, elle commanderait
d’infliger au coupable un préjudice largement disproportionné par
rapport à la faute !
Du reste, tout le passage biblique le
montre sans ambiguïté : loin d’inciter à la vengeance,
l’Écriture veut au contraire encadrer strictement dans des règles
de droit la sanction des délits, « selon la décision des juges »,
précisément pour prévenir les excès des vengeances spontanées.
Une objection à
l'article de Michel Remaud : 29 novembre 2005 20:59
Je suis désolé, il y a un
avant et un après. Imaginons que les saoudiens décident un beau
jour d’abandonner la loi selon laquelle il faille couper la main au
voleur. Dans un siècle, vous trouverez toujours quelqu’un pour
nier qu’une loi aussi barbare ait été appliquée en Arabie
Saoudite. Vous faites à mon sens, ce genre d’anachronisme. Les
Evangiles ne condamnent-ils pas la pratique effective de la
lapidation ? Diriez-vous alors que nul n’a jamais été lapidé
avant la destruction du Temple ? Et que la lapidation dont parlent
les Evangiles est une lapidation symbolique. Je ne comprends pas
cette manie qu’ont certains d’appréhender la passé de façon
linéaire et anhistorique. Le judaïsme rabbinique a évolué. Il a
aboli la loi du talion, la peine de mort à l’époque sanglante des
gladiateurs. C’est tout à son honneur. Il s’est battu, comme les
premiers chrétiens d’ailleurs, pour que d’anciennes lois
barbares fussent abandonnées. Leur combat doit servir d’exemple
pour les musulmans actuels, afin que eux aussi abandonnent des lois
qui ressemblent étrangement à celles qui étaient en vigueur dans
le judaïsme ancien, celui qui a précédé les réformes
pharisiennes et chrétiennes.
Réponse 30 novembre
2005 08:41, par M. Remaud
Si vous lisez ce que j’ai écrit, vous constaterez que
j’ai parlé, non de l’histoire de l’application de la peine
avant les pharisiens, mais de l’histoire de l’interprétation du
verset dans la tradition rabbinique.
Pour ce qui est de son
application dans l’antiquité, je n’ai pas compétence pour vous
répondre et ce n’est pas ici le lieu d’une étude scientifique
exhaustive sur la question. Je citerai quand même un auteur un peu
ancien, mais qui fait toujours autorité :
"La mutilation
corporelle, conséquence de la loi du talion et assez fréquente dans
le code de Hammurabi et les lois assyriennes, n’est retenue dans le
droit israélite que dans le cas particulier de Dt 25,11-12, où
c’est un talion symbolique." (Roland de Vaux, Les institutions
de l’Ancien Testament, Paris, Cerf, 1982, vol. 2, pp. 245-246).
Pour le commentaire de
Dt 25,11-12, l’auteur renvoie à la page 230 du même volume, que
vous pourrez consulter, de même que les notes de la T.O.B. et les
commentaires exégétiques sur ces différents passages.
Seconde partie : l’évangile et
la loi du talion
11 janvier 2007 13:45,
par Nicolas Baguelin
Je me permets de rebondir sur cet
article qui me semble également un bon rappel aux chrétiens. Le
débat s’amplifie, mais il est relativement clair déjà dans le
texte de l’exode qu’il s’agit d’un compensation, puisqu’il
s’agit de donner une vie à la place d’une vie, une dent à la
place d’une dent, etc. Les choses sont encore plus claires dans le
Talmud où il est question de payer : il s’agit d’une loi sur la
responsabilité individuelle dans laquelle on oblige l’individu
ayant causé un tord à autrui de réparer : c’est justice. Une
justice qui prend la défense de la victime, du faible.
Maintenant, comment s’en sort-on
avec l’évangile ? Parce qu’à une lecture rapide, l’évangile
semble accréditer plutôt le préjugé chrétien qui perdure jusqu’à
nos jours. On lit en effet dans l’évangile selon saint Matthieu au
chapitre 5 : 38. « Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour
œil et dent pour dent. 39. Eh bien ! moi je vous dis de ne pas tenir
tête au méchant : au contraire, quelqu’un te donne-t-il un
soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre ; 40. veut-il
te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton
manteau ; 41. te requiert-il pour une course d’un mille, fais-en
deux avec lui.
A première lecture et c’est
souvent le commentaire que l’on entend dans les homélies, on
comprend les choses ainsi : la loi du Talion dit "vengez-vous",
mais l’évangile dit "ne vous vengez pas, au contraire,
pardonnez, faites du bien".
Alors maintenant comment concilier
cette interprétation traditionnelle avec ce qu’est réellement la
loi du talion, expliquée par Michel Remaud ? Jésus aurait-il
déformé le sens de la loi du talion pour la dénigrer ? Il semble
impossible qu’à l’époque de Jésus, où déjà l’interprétation
pharisienne existe, on ait pu distordre son sens.
Je me suis approché un peu plus du
texte, et j’ai lu : "je vous dis de ne pas tenir tête au
méchant" (BJ) ou encore "je vous dit de ne pas résister
au méchant" (TOB), résister et tenir tête semblant être
davantage accrédité par l’original grec. Quel malheur de
découvrir dans la traduction liturgique "je vous dis de ne pas
riposter au méchant" ! Or c’est justement là quel le bas
blesse. En traduisant "riposter" (actif) au lieu de
"résister" (passif), on se place dans la logique "loi
du talion = vengeance", "loi du Christ = pardon", car
riposter sous-entend vengeance.
Mais si le Christ a vraiment dit de
ne pas résister au méchant, c’est tout à fait différente et
compatible avec la loi du talion telle qu’elle est exprimée dans
l’Exode et les rabbins. En effet, il faut se rappeler que Jésus
n’est pas venu abolir la Torah, mais il demande justement que notre
justice surpasse celle des scribes et des pharisiens. Autrement dit,
si le méchant cause du tord à quelqu’un, il tombe sous
l’obligation de la Torah de réparer sa faute et d’indemniser.
Jésus propose donc en signe de pardon et d’amour envers le méchant
de ne pas lui tenir tête, c’est à dire de ne pas lui intenter le
procès qui le ferait payer - peut-être parfois toute sa vie - pour
la compensation du dommage causé. Jésus n’abolit pas la justice
qui est là, mais propose d’aller plus loin : un comportement qui
va permettre au méchant de revenir de sa méchanceté, de lui
laisser une chance, ou en tout cas de se poser des questions.
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