mardi 6 décembre 2016

L’apparat critique de la BHS : pour quelle critique textuelle de la Bible hébraïque ?


Le principe de la critique textuelle repose sur la supposition de l'existence d'un texte "original" (mais n'ayant probablement jamais existé comme tel) dont les différents manuscrits seraient les témoins plus ou moins fidèles. La critique textuelle consiste donc à évaluer la plausibilité des variantes entre manuscrits pour fixer un texte "cohérent".

Pour ce qui concerne la Bible hébraïque (l’ancien testament en hébreu ou tanakh), le texte fut transmis par les massorètes avec un certain nombre de remarques en marge, notamment pour corriger des erreurs apparemment "évidentes" du texte sans pour autant les corriger sur le texte lui-même par respect. Ce travail des massorètes s'inscrit parfaitement dans la tradition juive de transmission du texte constituée par le cadre de la lecture synagogale : les corrections massorétiques, plus que des corrections d’erreurs manifestes, sont davantage la notation des différences entre le texte écrit et le texte cantillé transmis oralement.
Mais ce travail de massorètes a été considéré au XIXe siècle par les exégètes allemands comme un travail de "correction" du texte. C’est à ce titre qu’il sert maintenant de prétexte et de base pour y ajouter un apparat critique plus complet dans les éditions de la Biblia Hebraica Stuttgartensia (BHS) : non seulement il comporte les "corrections" des massorètes mais aussi les variantes entre les différents manuscrits NON hébraïques tels que les divers manuscrits des grecs, latins, syriaques, coptes, etc.

Si cet apparat critique possède un certain intérêt, il pose cependant plusieurs problèmes qui apparaissent lorsqu’on se prend la peine de regarder attentivement comment il est fabriqué.




1) A propos de l’apparat de la BHS sur les manuscrits massorétiques.
En premier lieu, il est surprenant de constater que les manuscrits massorétiques autres que le codex de Leningrad 19a qui sert de base textuelle au texte de la BHS ne soient évalués que par des notions de quantité : pc Mss : peu de manuscrits, nonn Mss : plusieurs manuscrits, mlt Mss : beaucoup de manuscrits. Une approche de critique textuelle sérieuse devrait inclure dans l'apparat critique des nuances plus approfondies sur les différents manuscrits hébraïques, et notamment lorsque cela est possible avec le codex d'Alep. La BHS est basée sur le codex de Leningrad, seul manuscrit du Tanakh complet à ce jour : on comprend donc les motivations de ce choix. Mais la mention des variantes du codex d'Alep, considéré comme le plus fiable (s'il était complet) car ponctué par le dernier représentant de la famille Ben Asher et à partir duquel le Leningrad aurait été copié, mériterait d'être soulignée au lieu d'être fondue dans la dénomination "autres manuscrits hébraïques".

Pour celui qui souhaite se pencher sur les variantes à l'intérieur des manuscrits hébraïques, la BHS ne suffit pas : il doit se procurer les 30 volumes du commentaire Daat Miqra qui donne en début de chaque livre les variantes textuelles des principaux manuscrits massorétiques connus.

L'édition de la BHS adopte le codex de Leningrad "en l'état" tandis que les éditions juives (Koren, Keter Yerushalaïm) optent pour la construction d'un texte "parfait" (dit éclectique) n'existant dans aucun manuscrit intégralement consultable. Dans ce cas, c'est la "méthode" du codex d'Alep qui est retenue étendue aux sections manquantes. Le codex d'Alep, bien que partiellement perdu lors des émeutes contre la synagogue d'Alep en 1947, est considéré comme faisant autorité et ayant été "authentifié" par Maïmonide en personne. Il est vrai que la reconstruction d’un texte éclectique est problématique et tendancieux, surtout lorsqu’on sait qu’il manque la presque totalité du codex d’Alep dans le Pentateuque. Pour autant, il est décevant que l’apparat critique de la BHS ne s'occupe pas des variantes des manuscrits hébraïques  et qu’elle préfère s'intéresser aux sources non hébraïques.

2) L’apparat critique de la BHS sur les manuscrits non-hébraïques de l’ancien testament
Si l’on consent à sortir d’une approche différente de la conception juive de "texte révélé" qui est transmis par la pratique synagogale multiséculaire, la comparaison avec des traductions non-hébraïques plus anciennes que les manuscrits massorétiques peut revêtir un certain intérêt. La Septante grecque en particulier permet sans doute de remonter à un état du texte hébraïque bien antérieur à celui du texte massorétique. Les manuscrits de Qumran peuvent jouer un rôle similaire et dans une moindre mesure les textes latins, syriaques : c'est précisément l'objectif de la critique textuelle que d'évaluer la priorité de tel ou tel manuscrits pour établir le texte le plus ancien.

Mais là encore, peut-on vraiment faire confiance à l’apparat critique de la BHS pour réaliser un tel travail de comparaison ? Ma petite expérience dans ce domaine m'a montré que toutes les variantes notamment de la Septante (LXX) n'étaient pas mentionnées. Pour certains passages, j'ai dû me reporter au texte de la Septante lui-même pour retrouver la variante. Sur des critères difficiles à comprendre, la variante de la LXX n’avait pas été jugée "digne" par l'éditeur de figurer dans l'apparat critique ! Peut-être différait-elle trop du texte massorétique ? Ou bien allait-elle contre une proposition de conjecture moderne ? Il faudrait faire un travail de recension méthodique de ce phénomène. On pourrait écrire une thèse qui tenterait de comprendre « pourquoi a-ton choisi d’inclure dans l’apparat critique de la BHS certaines variantes de la Septante et pas d’autres ». Et c'est sans compter que la Septante elle-même est représentée par plusieurs manuscrits, lesquels nécessitent une approche critique pour être évalués.

3) L’apparat critique de la BHS et les conjectures modernes
Les conjectures modernes sont des suppositions d’erreur de scribe, parfois appuyées par des traditions textuelles avérées (toujours non-hébraïques), parfois absolument gratuites, hypothétiques et sans fondement textuel. Ces conjectures proposent par exemple de rajouter des espaces pour scinder un mot en deux, parfois de redoubler certaines lettres ou de remplacer une lettre par une autre à la graphie très proche. Ce qui motive ces conjectures est en général la recherche d’une meilleure cohérence interne à un texte difficile.
Ce qui est étonnant n’est pas tant d’essayer de trouver une explication rationnelle à une faute apparente du texte que de prétendre corriger ce texte. En effet, on peut supposer a priori que la difficulté était connue des massorètes qui n’ont pas pris la peine de proposer une correction. Ce qui apparaît comme une erreur trouve souvent sa raison d’être à l’intérieur de la tradition qui l’a transmise. Que l'on songe à l'exégèse midrashique et talmudique : celle-ci est très souvent fondé sur les difficultés du texte.

Heureusement pour nous, les approximations de l’apparat critique de la BHS s’arrêtent là. Mais il faut savoir que de grandes traductions de la Bible, comme celle de la Bible de Jérusalem (BJ) se permettent de déplacer des versets, voire des pans entiers de texte, sur le principe de critique textuelle (notamment les livres de Samuel). On reconnaît aussi beaucoup de conjectures modernes proposées dans la BHS dans la traduction de la BJ. Si ces reconstructions sont intéressantes et permettent de donner une certaine fluidité et cohérence au lecteur moderne, elles ne sont pas très respectueuses de la tradition de transmission du texte. Il est intéressant de noter que l'exégèse juive, qu'il s'agisse du Midrash, du Talmud ou de commentateurs plus tardifs comme Rachi, propose parfois de déplacer des versets selon le principe herméneutique אין מוקדם ומאוחר בתורה "il n'y a pas d'antérieur et de postérieur dans la Tora". Mais tout comme les massorètes qui ont pris soin de placer les corrections dans la marge, ne vaudrait-il pas mieux réserver ces déplacements et ces conjectures au travail de commentaire plutôt qu'au travail de traduction ?

De ce petit tour d’horizon, nous pouvons donc tirer quelques conclusions concernant l’apparat critique de la BHS :
-          Il est absolument insuffisant pour qui veut s’intéresser sérieusement aux différences des manuscrits massorétiques : pour cela, il faut avoir Daat Miqra ou alors directement accès aux facsimile des manuscrits.
-          Il fait le tri entre les variantes des manuscrits non-hébraïques. Pour évaluer ces variantes, il est préférable de se reporter à chaque texte séparément : la LXX, la Vulgate, la Peschitta, etc.
-          Il propose des conjectures modernes pas totalement inintéressantes mais plutôt fondées sur l’ignorance de la langue hébraïque de la part des lecteurs et sur l’ignorance des interprétations traditionnelles des éditeurs.

On ne sait pas trop à qui pourrait servir ce bricolage : pour le spécialiste, c’est une fumisterie, et pour le débutant, cela revient à adopter, sans vraiment s’en rendre compte, les présupposés exégétiques et philosophiques de l’école protestante allemande de la fin du XIXe siècle (Rudolf Kittel a réalisé la première édition critique en 1906).

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